Éditorial
Souveraineté européenne : sortir du quiproquo fédéralisme budgétaire vs nationalisme budgétaire
Sauf à être submergé par la nostalgie d’une époque révolue ou par des intérêts mal compris conjugués à un manque d’audace, une stratégie financière publique permettant de résister aux crises actuelles et futures de toutes sortes ne peut être envisagée sous un angle purement national. Parce qu’elle doit répondre à des questions variées de nature systémique, elle doit s’inscrire dans un cadre mondial. Or, il n’existe aucune organisation internationale en mesure de proposer un modèle de gouvernance financière publique apte à instituer une régulation permettant une mise en cohérence des politiques financières des États.
Certes, par leurs préconisations, les institutions issues des accords de Bretton Woods participent à faire émerger une certaine harmonisation des normes budgétaires et comptables publiques, mais il ne s’agit là que d’instruments favorisant un contrôle efficace et démocratique de la gestion financière publique des États qui décident de les appliquer.
Toutefois, si une régulation à grande échelle relève encore de l’utopie, une approche limitée dans l’espace peut s’envisager car d’ores et déjà plus ou moins timidement amorcée. On pense ici aux régions internationales organisées, au-delà de simples zones de libre- échange, sous la forme de communautés d’États comme l’UEMOA, la CEMAC ou encore l’UE. Ces zones tentent, avec plus ou moins de succès, d’harmoniser non seulement les procédures financières des États qui en sont membres mais aussi leurs politiques budgétaires. En cela, elles frisent les limites d’un fédéralisme financier s’installant en silence sous la forme de dispositifs de coordination des politiques financières publique ou de sortie de crises. Or, les silences des institutions juridiques, économiques et politiques, sont aussi signifiants que les discours qu’elles tiennent sur elles-mêmes. C’est le cas, à notre sens, des institutions financières de l’Union européenne qui sont potentiellement porteuses d’une forme embryonnaire de fédéralisme.
Mais, comme on le sait, la question du fédéralisme européen est hautement conflictuelle et il est très compliqué d’en débattre ouvertement pour des raisons diverses : pusillanimité, aveuglement idéologique, préservation de la souveraineté nationale. Ce non-dit se heurte à une réalité incontestable qui est l’interdépendance des États de l’Union. Une interdépendance qui s’est renforcée au fil des ans et qui peut conduire logiquement à estimer pertinent d’instituer une gouvernance financière publique globale condition essentielle d’une souveraineté européenne. C’est en effet là un sujet illustré par des propositions très explicites qui n’ont cependant pas été largement et activement débattues.
On fait notamment allusion ici aux propos tenus en 2011 par Jean- Claude Trichet, alors président de la BCE, qui préconisait l’institution d’un ministre des Finances européen en charge de faire respecter une discipline des finances publiques. Si la question était en filigrane des débats sur l’Union, elle n’avait jusqu’alors jamais été aussi clairement évoquée par un haut responsable des institutions européennes.
Plus encore et avec beaucoup de hardiesse, le ministre des Finances allemand, Wolfgang Schäuble, déclarait le 28 septembre 2011 dans une interview au journal Die Zeit : « Si nous regardons vers l’avenir, ce qui serait plus important qu’un ministre des Finances européen... serait de réfléchir à un président de l’Union. Après une première campagne électorale, l’Europe aurait avancé d’un pas. Elle aurait changé». L’essentiel était dit, le silence rompu, et la voie ainsi ouverte pour de nouvelles propositions.
C’est ainsi que le 4 juin 2015 Emmanuel Macron et son homologue allemand d’alors, Sigmar Gabriel, cosignèrent une tribune parue simultanément dans plusieurs quotidiens (Die Welt, Le Soir, El País, La Tribune de Genève, Tages-Anzeiger, La Republica, Le Figaro). Dans cette tribune les deux ministres plaident pour une zone euro disposant d’un budget financé par des ressources fiscales propres. Et, au-delà de l’objectif de créer un noyau dur intégrant solidement les politiques économiques et les finances publiques des pays membres, il est proposé d’attribuer une personnalité propre à l’eurozone et de la doter d’un commissaire européen qui lui serait dédié. Autrement dit, « il importe de donner à la zone euro une compétence budgétaire en plus des budgets nationaux afin d’améliorer notre capacité à faire jouer les stabilisateurs économiques et à adapter notre politique budgétaire au cycle économique ». Il s’agit donc bien de poser « les bases d’un budget commun à l’échelle de la zone euro ». Dans cette tribune, les deux ministres se montrent favorables au financement de ce budget, on l’a dit, par une fiscalité propre (taxe sur les transactions financières, part d’un impôt sur les sociétés) ainsi qu’à la transformation du mécanisme européen de stabilité en un Fonds monétaire européen.
Et l’on se souvient peut-être que la proposition de règlement du Conseil du 6 décembre 2017 rappelait que « la création d’un tel fonds était déjà annoncée en juin 2015 dans le rapport des cinq présidents. Et a également été préconisée par le Parlement européen, qui a souligné la nécessité qu’il soit doté de capacités de prêt et d’emprunt suffisantes et d’un mandat clairement défini ». La commission évoquait également la création d’un ministre des Finances européen en ces termes : « En regroupant au niveau de l’Union des fonctions existantes et en coordonnant des instruments politiques étroitement liés, le ministre contribuerait à la création de nouvelles synergies et améliorerait dès lors la cohérence globale et l’efficacité de l’élaboration des politiques économiques de l’Union ».
Mieux. Réunis à Bruxelles en février 2018, et prenant acte du fait qu’une monnaie unique ne peut se satisfaire longtemps de 19 politiques économiques et financières publiques (20 aujourd’hui avec la Croatie qui en fait partie depuis 2023), les ministres des Finances de l’eurozone consacrèrent une partie de leurs discussions au sujet de la création d’un Fonds monétaire européen. Et lors du conseil franco-allemand de juin 2018 à Meseberg, le président français et la chancelière allemande annoncerent leur accord pour instituer un budget commun pour la zone euro. Ce budget serait alimenté par des contributions nationales et, éventuellement, par une taxe sur les transactions financières. Les deux chefs d’État estimaient alors que ce dispositif pouvait être mis en place en 2021.
Toutes ces propositions sont objectivement porteuses des bases d’un fédéralisme budgétaire. Certes, il faut rappeler qu’elles ont été exprimées avant la crise sanitaire et non explicitement redébattues depuis.
Néanmoins un pas a été franchi vers l’institutionnalisation de plus de solidarité entre les États membres de l’Union à la suite du cataclysme qu’a déclenché le Covid-19. Cette crise a en effet obligé à proposer des réponses dépassant les intérêts égoïstes économiques ou politiques et posant implicitement mais très concrètement la question du fédéralisme budgétaire.
Elle a conduit l’Union à réagir pour éviter un effondrement des économies des pays membres voire même un éclatement de la communauté en mettant en place, on le sait, un plan de relance comportant un emprunt mutualisé.
Or, le financement de ce plan a conduit la Commission à s’interroger sur la création de taxes nouvelles permettant de dégager des ressources propres. L’important, si cette voie devait être poursuivie, est qu’il s’agirait d’une fiscalité autonome. La combinaison d’un emprunt mutualisé et d’impôts propres constituerait une matrice susceptible d’ouvrir la voie vers une forme de fédéralisme financier.
Toutefois, si aucun État membre n’a jusqu’alors osé proposer de transformer l’essai il faut bien admettre qu’au-delà des apparences les dispositifs mis en œuvre pour harmoniser les politiques budgétaires des États ou les aider à se relever des crises se produit une évolution qui comporte tous les ingrédients du fédéralisme budgétaire ce que refusent les partisans d’un nationalisme budgétaire.
Sortir de ce dilemme supposerait d’instituer un modèle tenant compte de la diversité des situations nationales. Une telle option nécessiterait toutefois qu’un pilotage global et stratégique soit mis en place. Par conséquent c’est la gouvernance budgétaire de l’Union qui est ici en jeu et, au-delà, une gouvernance politique respectueuse des particularismes. Cela implique de dépasser le spectre du fédéralisme pour se diriger clairement vers la création d’un processus de décision adapté à la complexité des enjeux auxquels est confronté l’eurogroupe et au final l’Union tout entière.
Un tel objectif supposerait de renouer avec les propositions faites avant la crise sanitaire et de les rediscuter à la lumière des difficultés de tous ordres que rencontre l’Union européenne aujourd’hui. Comme l’a souligné le rapport produit par les cinq présidents, « il faut progresser sur quatre fronts » : l’intégration d’une union économique, d’une union financière, d’une union budgétaire et d’une union politique.
Le sujet est crucial, il concerne les solutions à apporter face à un contexte qui se caractérise par des crises multiples et qui demeure lié à des représentations et à des constructions institutionnelles ainsi qu’idéologiques parfois pluriséculaires. Or, c’est un nouveau modèle politique combinant souveraineté européenne et nationale qu’il est crucial de bâtir... à moins que la nostalgie d’une époque révolue ou bien un manque d’audace, une « peur de l’inconnu », conduise à s’engager dans une quête d’un modèle d’État qui s’est progressivement déconstruit depuis plus de cinquante ans et qu’il serait vain de vouloir reconstruire dans le monde d’aujourd’hui.
Il est maintenant vital pour l’Union européenne mais également pour les pays membres de poser la question de fond qui est celle de la souveraineté politique européenne en l’abordant à travers celle de l’édification d’une souveraineté budgétaire européenne respectueuse des souverainetés budgétaires nationales qui présentent toutes des contraintes spécifiques. La tâche est ardue et ce n’est pas seulement du fait des préjugés ou des corporatismes mais bien de la capacité ou mieux, de la volonté, qu’ont les institutions européennes et les États membres à mener une réflexion plurielle, systémique et pragmatique d’une extrême ampleur. Celle-ci devrait en effet concerner 27 pays dont la diversité économique, politique, culturelle, géographique, sociale... est quasiment sans limites. Ce n’est pourtant qu’à ce prix qu’il sera possible d’éviter une paralysie ou pire une implosion de l’Union européenne et de sortir du quiproquo fatal pour l’avenir de l’Europe, « fédéralisme budgétaire vs nationalisme budgétaire », dans lequel se sont installés les États et l’Union.
Michel BOUVIER