Éditorial
Des finances publiques à visage humain pour la renaissance politique du citoyen
La vie démocratique est intimement liée au droit des citoyens d’élire leurs représentants. Or, on le sait, 50 % des électeurs ne se sentent pas concernés par cette part de pouvoir qui est entre leurs mains. Le phénomène est bien entendu lié à de multiples raisons mais il en est une qui semble négligée par les commentateurs politiques : le désintérêt pour l’importance des choix financiers publics dans la vie quotidienne de chacun. On veut dire que si les citoyens avaient le sentiment, ou plutôt la certitude, que leurs représentants prennent des décisions en mesure d’assurer le bien-être du plus grand nombre d’entre eux, peut- être se sentiraient-ils plus concernés et déserteraient-ils les urnes dans une moindre proportion. Car, si le processus de décision financière publique est complexe, étant le produit des interactions de multiples institutions administratives, juridictionnelles ou politiques, c’est au final au Parlement que s’incarne sa légitimité, aux termes de la loi comme aux yeux des populations.
En effet, la légitimité de la prise décision financière publique repose sur le principe selon lequel le Parlement est le lieu ultime de celle-ci. L’adoption du budget relève donc de la compétence exclusive du législateur, sauf exceptions prévues par la Constitution.
Dans ce cadre, le citoyen par l’intermédiaire de ses représentants est censé se trouver à la base du dispositif de pilotage du système financier public. Toutefois, un tel dispositif ne peut être effectif qu’à la condition que ce même citoyen ait conscience de l’importance des finances publiques, qu’elles sont déterminantes pour sa qualité de vie. Il s’agit là aussi bien des choix fiscaux que de l’utilisation qui est faite de l’argent public autrement dit des impôts. Mais ce n’est pas tout. Il faut également que ces mêmes citoyens aient confiance dans la capacité et la volonté des parlementaires de prendre dans ces domaines des décisions qui leur soient favorables, que celles-ci soient prises pour eux et non contre eux.
Autrement dit, il faut qu’ils aient la certitude que l’argent public, l’argent de leurs impôts et donc une part de leurs ressources ou de leurs biens, est utilisé dans leur propre intérêt pour les plus individualistes, dans l’intérêt général jusqu’à y inclure celui de la planète tout entière pour les plus universalistes.
Dans le cas contraire, la méfiance s’installe envers les élus. Cette méfiance s’exprime, pour nombre d’électeurs, dans des votes-sanction, dans l’abstention ou bien encore dans des manifestations caractérisées par leur spontanéité comme par la variété de leurs participants. En filigrane de ces diverses réactions se profile le refus de la démocratie représentative et se dessine la silhouette de la démocratie directe, notamment la volonté de décider directement des politiques publiques. À cet égard il serait utile de reconsidérer la proposition faite il y a près de cinquante ans par des économistes de l’école du Public Choice concernant le mode de décision des biens et services collectifs. On pense ici à la procédure visant à responsabiliser le contribuable en lui permettant d’effectuer des choix raisonnés correspondant à ses besoins.
Cette procédure, qualifiée de « demand revealing process », relève de la démocratie directe en proposant une forme aménagée de référendum. Le principe de base est qu’il faut donner à chaque électeur le choix soit d’accepter une décision qui aurait été prise alors qu’il s’est abstenu de voter, soit de modifier la décision en fonction de ce qu’il désire, à condition cependant de payer une somme d’argent, un impôt, la « Clarke Tax » égale au coût net pour faire pencher la balance de son côté plutôt que d’un autre.
Le dispositif de la « Clarke Tax » a ainsi pour objectif de faire en sorte que chaque individu exprime l’intensité de sa demande à l’égard de tel ou tel bien ou service. Le choix fait par l’électeur doit être un choix raisonnable, décidé en fonction de l’utilité qu’il estime retirer de l’acquisition de biens ou services. Aussi, il ne doit pas se borner à voter comme il le ferait s’il s’agissait d’un référendum ; il doit de surcroît faire connaître le prix qu’il serait prêt à payer si la collectivité choisissait le bien qu’il préfère. Le bien ou service qui aura obtenu la somme la plus élevée sera retenu. Cependant, pour ne pas subir l’écueil du système majoritaire classique jugé non responsabilisant, et pour que la demande exprimée corresponde effectivement au besoin de l’individu, c’est-à-dire on l’a dit à l’intensité de sa demande, il est institué un impôt qui sera payé par l’électeur dont le choix aura été retenu.
Le versement de la Clarke Tax est conçu selon le modèle suivant : une fois que le vote a eu lieu, on détermine quels biens ou services auraient été choisis si un électeur déterminé s’était abstenu de voter (on effectue cette démarche pour chaque électeur). Si le choix reste inchangé, on estime que la demande de l’électeur ne l’a pas influencé de manière notable et que le besoin qu’il a de ce bien ou de ce service n’est pas très intense ; dans ce cas, son choix est sans conséquence financière pour lui ; il ne paiera pas la Clarke Tax. En revanche, dans le cas où le vote de l’électeur a été déterminant, autrement dit dans le cas où son abstention aurait conduit à un autre choix collectif, il est jugé que l’intensité de sa demande est très forte, que ce bien ou ce service est pour lui d’une très grande utilité. Il doit alors s’acquitter d’un impôt égal à la différence entre la valeur calculée en prenant son vote en considération et celle qui serait ressortie s’il s’était abstenu.
Selon ce procédé, chacun est placé devant le choix suivant : soit s’abstenir et subir le choix des autres, soit voter en exprimant une demande d’une intensité plus ou moins forte selon l’utilité attendue du bien choisi et accepter alors d’en supporter la charge selon le principe qui veut que celui qui tire des avantages de la société doit en payer le prix.
Lorsqu’elle a été évoquée, au début des années 1970, il a été rapidement mis en évidence que cette procédure allongeait considérablement le processus de décision dans sa durée et supposait une diffusion et une recherche de l’information beaucoup trop coûteuses pour être envisageables. Or les possibilités offertes aujourd’hui par l’intelligence artificielle devraient aisément permettre de dépasser cet inconvénient sans qu’un tel dispositif soit pour autant susceptible de s’étendre à l’ensemble des dépenses publiques. Il faut encore souligner que cette procédure aurait pour avantage un meilleur ajustement de l’offre et de la demande de biens et services publics ainsi qu’une plus grande clarté dans l’utilisation de l’impôt payé par le contribuable.
Une telle forme d’imposition en procédant d’une démocratie directe pourrait ainsi permettre de replacer le citoyen au cœur de la gouvernance financière publique. Toutefois il ne peut être fait l’économie du développement à grande échelle d’une pédagogie des finances publiques à peine de voir se produire une poussée hyper individualiste, un processus d’éparpillement contraire à la solidarité indispensable à l’équilibre d’une société et au maintien du contrat social. La chose est donc d’importance car « prendre position sur les affaires de la communauté et le faire du point de vue de la rationalité » nécessite de « comprendre de quoi il s’agit et de pouvoir apprécier ce qui est en jeu » comme le fit excellemment remarquer le philosophe Éric Weil.
Michel BOUVIER