Éditorial
« En avoir pour mes impôts » : l’appel au citoyen-client
Gabriel Attal a fait récemment, en mai dernier, deux annonces, l’une lançant une consultation auprès des contribuables, l’autre concernant un durcissement de la lutte contre les fraudes fiscales et sociales. Or, ces deux annonces n’ont pas particulièrement retenu l’attention du grand public alors qu’en filigrane de celles-ci se profile une question particulièrement cruciale, celle du consentement à l’impôt, à un moment où beaucoup s’interrogent sur une possible augmentation des prélèvements obligatoires pour tenter d’équilibrer les comptes publics. Que se passerait-il en effet si une réduction des dépenses se révélait insuffisante voire impossible ? L’État serait contraint soit d’emprunter de nouveau massivement encore, soit d’accroître le produit fiscal. Dans ce dernier cas le risque serait grand de déclencher une nouvelle fronde, fiscale cette fois.
Or, le consentement à l’impôt pose problème en France depuis plusieurs années, il fait l’objet d’un malaise diffus et profond qui, dans le contexte social difficile d’aujourd’hui, pourrait s’embraser à la moindre étincelle. Il est vrai que pour les gouvernants, faire accepter l’impôt est une question compliquée qui comporte une part de mystère. Pourquoi un citoyen peut-il considérer comme « naturel », « normal », dans une société où prédominent les échanges marchands, qu’une fraction de ses ressources soit ponctionnée d’autorité sans recevoir en retour une contrepartie directe et immédiate ? Cela peut sembler totalement illogique et incompréhensible. Il faut par conséquent des raisons suffisamment solides pour accepter un tel prélèvement forcé, pour le juger légitime.
Par ailleurs le refus de l’impôt peut paraître positif à ceux qui estiment que la fiscalité est un frein au développement économique et que le poids des dépenses publiques est excessif. Mais il peut aussi être considéré comme inquiétant pour ceux qui considèrent qu’il est l’expression d’un lien social.
Mais ce n’est pas tout, la perte de légitimité de l’impôt s’accompagne du développement de pratiques d’évitement légales ou illégales qui, à un moment où il est crucial de rendre soutenables les finances publiques, menacent sa fonction budgétaire. Une telle situation est encore amplifiée par la combinaison de la mondialisation et de l’IA qui provoque une évasion fiscale internationale colossale. Malheureusement en effet, l’accélération des mutations d’un modèle de société à bout de souffle a provoqué des dysfonctionnements dont les plus redoutables se sont incarnés dans une évasion fiscale internationale totalement inédite dans ses formes et dans son ampleur ainsi que dans un effritement progressif de la légitimité de l’impôt aux yeux des contribuables. Selon le sondage Fondafip les Français ont un sentiment d’injustice : trop de gens selon eux profitent du système ou bien fraudent.
Et si le ministre du Budget a montré qu’il avait bien compris la situation dans ses diverses dimensions, budgétaires et politiques lorsqu’il a lancé la consultation « en avoir pour mes impôts » puis, dans la foulée, un plan de lutte contre la fraude, il n’a fait qu’amorcer un processus qui devrait être poursuivi beaucoup plus loin avec beaucoup plus d’audace.
En effet, si les mesures annoncées sont nécessaires et importantes elles ne seront suffisantes ni pour financer l’ensemble des charges publiques, comme l’a estimé Bruno Lemaire, ni pour que le citoyen se ressente comme participant à la réalisation de l’intérêt général, du bien commun. Autrement dit comme un contribuable qui accepte d’être imposé sur ses biens, sur ses revenus ou sur ce qu’il dépense.
En effet, le modèle actuel du civisme fiscal est transitoire : il a un pied dans une philosophie politique et contributive qui confère aux élus nationaux le droit de décider de créer, modifier ou supprimer un impôt et un autre dans une philosophie marchande et gestionnaire qui imprègne les administrations et transforme le contribuable en client. La diffusion au sein du secteur public de pratiques managériales a modifié la conception des finances publiques avec pour conséquence un lien social qui s’efface au profit d’une perception individualisée de l’impôt : qu’est-ce que je paye et quel bénéfice j’en retire ? Est-ce que, moi citoyen-client, j’en ai pour mon argent ? Selon le sondage Fondafip, les Français estiment majoritairement trop contribuer au système fiscal au regard des avantages qu’ils en retirent.
Plus encore, une observation attentive montre que l’univers fiscal traditionnel est déséquilibré dans toutes ses dimensions par les évolutions de son environnement bouleversé par la mondialisation, la révolution numérique, les inégalités sociales qui se creusent ainsi que par les divers chocs qui se sont succédés et accumulés depuis une cinquantaine d’années.
Dans ce contexte se développe une incompréhension à l’égard de l’ensemble des institutions, particulièrement fiscales, qui révèle un profond mal-être social. Ce mal-être a pour origine une transition qui s’opère entre le modèle de société de l’après Seconde Guerre mondiale et un autre modèle encore flou et instable issu d’une globalisation marquée aux coins du libéralisme économique et d’une généralisation des algorithmes remettant notamment en cause nombre de métiers traditionnels. Il en résulte, sur une longue période de plus de quarante années, une déconstruction de l’État et une métamorphose de l’ensemble de la société engendrant une mise à l’écart d’une partie de la population.
Là se situe le cœur de la question du consentement à l’impôt, il est dans l’inadaptation d’un modèle conçu pour un monde, celui du 19e et du 20e siècle, qui a de moins en moins à voir avec celui d’aujourd’hui. C’est à travers l’image d’un État-nation unifié, aux frontières définies, que s’est forgée une symbolique fiscale partagée, celle d’une contribution nécessaire à la bonne organisation de la vie collective. Or, il se pourrait bien que cette symbolique et la légitimité qu’elle confère à l’État ne soit plus qu’une illusion et ne devienne qu’un lointain souvenir. Outre les difficultés qu’il rencontre, le citoyen ne comprend pas une fiscalité qui ne correspond pas à la société dans laquelle il vit. Alors pourquoi y consentirait-il ?
Les évolutions contemporaines que connaissent les systèmes financiers publics et la culture financière publique mettent en pleine lumière les mutations que connaissent les systèmes fiscaux. De nouvelles régulations se sont progressivement instituées depuis une quarantaine d’années. Elles posent la question des transformations de la démocratie et plus encore du devenir du politique et de la place du citoyen/contribuable dans le nouveau monde en gestation.
Autrement dit le temps est venu de s’interroger sur la pertinence de nos prélèvements obligatoire. Il s’avère urgent de leur donner des formes et un sens correspondant à la société contemporaine avec pour point central une définition de la justice fiscale. Il s’agit là d’un impératif car il n’est pas de société dont les membres puissent être et se penser solidaires sans être convaincus que la justice constitue une réalité effective, et au premier chef la justice fiscale. Il s’agit d’engager une réflexion d’ampleur sur ce que devrait être aujourd’hui, a minima, un partage équitable des sacrifices. Le consentement à l’impôt en dépend en grande partie tant il est imbriqué avec le sentiment de justice ou d’injustice que peuvent ressentir les citoyens.
De nos jours en effet, l’indécision, l’incertitude dominent dans une vision à la fois éclatée et interrelationnelle d’un univers dont il apparaît difficile de maîtriser le sens et la direction. La complexité sociale semble interdire la conception de tout projet d’envergure et ramener toute innovation ou réflexion à des niveaux limités et étroits, de sorte que seuls des micro-changements paraissent envisageables. Dans un tel contexte, la fiscalité peut finir par apparaître totalement ingérable comme semblent le suggérer les hésitations qui se révèlent aujourd’hui tant du côté des acteurs politiques que des praticiens ou théoriciens sur des thèmes aussi divers que la capacité contributive, la progressivité, l’égalité, la pertinence de la restauration de l’Impôt de solidarité sur la fortune, etc., ou encore la justice fiscale.
Il ne suffit donc plus de « bricoler » des mesures souvent sans cohérence en réaction soit à des questions juridiques techniques, soit à des problèmes sociaux ou économiques ponctuels, soit à des pressions exercées par tel ou tel groupe organisé. Ces mesures sont souvent malheureuses, car elles aboutissent à complexifier et rendre plus opaque le système fiscal. Sans compter que leurs effets, lorsqu’ils se font sentir, ne correspondent souvent plus à une situation qui a déjà changé. La cause tient à ce qu’elles sont trop souvent le fruit d’une volonté malhabile de mettre l’impôt en adéquation avec un environnement mobile et complexe, sans que celui-ci ait été suffisamment analysé et conceptualisé.
Surtout, les faits ne restent jamais « bruts », ils sont toujours perçus et analysés à travers un cadre conceptuel plus ou moins consciemment identifié. La fiscalité ne saurait échapper à ce processus qui conjugue le besoin de comprendre et d’expliquer avec le souci d’agir. Il convient de résister aux pressions d’un environnement général qui fait prédominer une approche technicienne ou/et par trop idéologique, de l’impôt. Ce sont aussi les clefs de lecture habituelles ou encore les idéologies – forgées pour l’essentiel au 18e siècle sous l’influence du libéralisme politique, au 19e sous celle du libéralisme économique, du socialisme et du solidarisme et enfin dans l’immédiat après Seconde Guerre mondiale sous l’influence du keynésianisme – qui mériteraient d’être revisitées.
C’est pourquoi il semble crucial aujourd’hui d’œuvrer à la construction d’une conception positive de la fiscalité et de réduire l’écart entre celle-ci et son environnement économique, politique et social. Il ne s’agit pas de proposer la énième suppression, modification ou création de tel ou tel prélèvement mais de s’arrêter sur le sens de l’impôt et de la justice fiscale pour le citoyen.
Cela semble clair pour Gabriel Attal, mais pourquoi dans ces conditions enfermer le débat au sein du site de Bercy et ne pas l’élargir à une population qui ne s’y rendra jamais pour mille raisons, par méconnaissance de la consultation par exemple ou bien parce que désabusée car connaissant déjà le sujet. C’est pourquoi le recours aux réseaux sociaux ou aux médias classiques aurait un effet pédagogique peut-être mineur mais certain en libérant la parole ce qui pour tout dire paraît essentiel aujourd’hui.
Michel BOUVIER