Editorial
L’évasion fiscale : révélateur d’un nouveau modèle économique et politique ?
L’évasion fiscale est sous les feux de l’actualité avec les « Panama papers ». Le caractère spectaculaire de l’information qui a été donnée – elle a été à la Une d’un nombre respectable de quotidiens pendant près d’une semaine – ne fait-il pas écran à un phénomène beaucoup plus important ? Est-ce bien dans cette direction qu’il faut regarder si l’on veut comprendre comment se présente aujourd’hui l’évitement de l’impôt et ce qu’il révèle? Car, après tout, rien de plus classique que le dispositif utilisé par les contribuables qui figurent sur la liste détenue par les médias.
L’affaire est en réalité bien plus grave qu’elle n’en a l’air et ses conséquences notamment en termes d’injustice fiscale ou de concurrence déloyale, qu’elles soient légales ou non peu importe, renvoient plus que jamais à une question de fond, celle de la fonction et de la légitimité de l’impôt.
Dans le contexte mondialisé et interconnecté d’aujourd’hui, l’évitement de l’impôt, plus qu’une simple résistance est le signe d’une mutation profonde du modèle économique et politique qui s’est installé pendant les « trente glorieuses ». Avec la mondialisation, et plus exactement avec la société du numérique, de plus en plus d’acteurs économiques vivent des environnements très différents de l’environnement limité au territoire national ou local qui est celui de la plupart des PME et qui est aussi celui des acteurs politiques et administratifs nationaux en charge des politiques fiscales. Les uns et les autres ne vivent ni les mêmes cultures, ni les mêmes temps, ni les mêmes espaces, ni les mêmes normes.
Ce nouveau contexte fait que l’assiette fiscale est aujourd’hui menacée par une érosion sans précédent en étant liée tout à la fois au développement d’une économie mondialisée et à l’intégration de celle-ci avec le numérique. Or cette combinaison porte en germe le passage vers une civilisation nouvelle dans laquelle la place de la fiscalité n’apparaît pas à l’évidence. Là est l’essentiel. Il est dans un processus de déterritorialisation quasiment invisible de la matière imposable qui remet fondamentalement en cause les cadres fiscaux, juridiques et administratifs habituels, qui les menace directement et en fait apparaître la faiblesse et la fragilité. Avec ce processus on est en présence d’une forme inédite d’évasion fiscale internationale qui épouse souvent les dispositifs les plus classiques d’évitement de l’impôt tout en en décuplant les effets. Il vient se surajouter à une économie souterraine nationale laquelle s’amplifie dans le cadre de l’économie du partage au travers de plateformes numériques qui hébergent parfois un commerce clandestin.
Au total la fiscalité est agressée et minée de l’extérieur comme de l’intérieur et sa survie pourrait bien s’en trouver menacée.
Le défi est donc majeur. Faut-il, dans ces conditions, persévérer dans la recherche d’un perfectionnement d’instruments juridiques et administratifs qui sont dépassés par les évolutions de leur environnement ? N’est-ce pas notre conception de la fiscalité qui est à changer ? Ne faudrait-il pas procéder à une évaluation de la validité des impôts pris dans leur ensemble comme un système ? La majeure partie des prélèvements obligatoires ont été inventés pour un État centralisé relativement fermé et pour un modèle économique qui en était le reflet. Il faudrait d’ores et déjà en reconsidérer le bien-fondé et la pertinence dans un monde ouvert, multipolaire, plus compétitif que jamais et ayant à relever le défi du choc du numérique et de la robotisation.
Au-delà de la nécessité de règles pour endiguer la fraude fiscale, comme celles proposées par l’OCDE ou par l’Union européenne, et dont le bien-fondé n’est pas contestable, il paraît crucial de s’interroger aussi sur l’avenir de l’impôt et ce hors des cadres de pensée propres au contexte du xxe siècle. C’est du futur de la fiscalité dont il faut se préoccuper.
Dans cette perspective on doit garder à l’esprit que l’amplification de l’évasion fiscale internationale est avant tout la résultante d’une réorganisation de l’économie à l’échelle planétaire et plus particulièrement du mode de fonctionnement des entreprises. On pense ici au développement d’une nouvelle répartition des fonctions entre entités d’un même groupe qui se structurent de manière horizontale sur la surface de la planète, sans réelle centralité comme c’était le cas il y a encore quelques années. Cette restructuration qui utilise à plein les possibilités offertes par le numérique est la résultante d’un monde qui change de modèle ce qui conduit à adopter un autre regard sur l’évasion fiscale. Celle-ci apparaît comme l’expression et la résultante d’une forme de société au-delà des États, d’un ordre qui s’auto-organise sans que l’on y prenne garde. Dans ce cadre, si l’évasion fiscale constitue toujours un objectif pour certaines entreprises, elle est aussi et surtout la conséquence logique d’un univers de plus en plus concurrentiel et ouvert qui s’auto-construit, sans pilotage externe. Ce qui devrait inciter à s’interroger sur la pertinence de nos systèmes fiscaux face aux nouveaux équilibres entre territoires qui se dessinent aujourd’hui.
C’est un fait maintenant bien établi. Nous sommes en présence depuis quarante ans d’une immense transition, d’un basculement de nos sociétés vers un autre monde. D’une remise en question de nos modes de pensée. D’une remise en question de nos institutions. D’une remise en question de nos systèmes fiscaux qui ont été conçus pour une époque désormais révolue. C’est à une « révolution silencieuse » que l’on a affaire et c’est à une transition vers un autre univers à laquelle nous sommes confrontés.
Nous sommes à cheval sur deux modèles de société, nous vivons le passage d’un ancien monde économique et politique organisé verticalement à un monde qui se structure en réseaux horizontaux. Il s’agit non seulement de réseaux d’entreprises mais également de réseaux de territoires, avec des métropoles dont la puissance économique et politique prend de plus en plus d’ampleur sous l’effet d’une urbanisation qui ne cesse de s’amplifier. Les réseaux interconnectés d’entreprises ont désormais comme points d’appui un archipel de métropoles internationales. Là se construit le nouveau monde économique et politique et là doit s’inventer la fiscalité de demain. Nous sommes face à l’installation d’une civilisation nouvelle et nous devons en tenir compte. Là se niche la question majeure.
Michel BOUVIER