Équilibre budgétaire et Covid-19 : De la vanité d’un principe


Il y a encore peu de temps, l’équilibre budgétaire, voire même l’excédent, était considéré comme un Saint Graal qu’il était indispensable d’atteindre. Inversement la dette était appréhendée comme le mal quasi absolu qu’il fallait absolument éviter ou maîtriser. Or, depuis la crise du coronavirus les politiques qui sont menées par l’Union européenne comme par les États pour tenter de la juguler font prédominer le « quoiqu’il en coûte ». Si bien que l’équilibre budgétaire est jeté aux orties et quant à la dette les critiques dont elle faisait l’objet sont passées aux oubliettes. Pour le secteur public, mais aussi pour le secteur privé, l’emprunt apparaît comme la seule voie de recours pour vaincre la crise sanitaire et la crise économique qu’elle engendre. Un tel oubli de l’équilibre budgétaire, ce totem essentiel de ce qui a été dénommé « la nouvelle gestion publique », n’est pas seulement le produit d’un vent de panique provoqué par un cataclysme dont on peut imaginer les effets catastrophiques à venir. Quitte à surprendre, cet oubli est aussi le révélateur de la vanité de ce qui est avant tout un idéal posé en principe qui a trouvé ses forces en s’enracinant dans un terreau extra-financier.

La notion d’équilibre qui fait partie d’un fonds ancestral, d’un savoir partagé, d’un sens commun jouant un rôle tout autant interprétatif que rassurant des phénomènes sociaux, déborde largement le domaine des finances. Explicatif et sécurisant, le principe d’équilibre en soi a toujours été entendu comme source de stabilisation d’un environnement ressenti comme fragile, changeant, secret et finalement angoissant. Prenant ses racines dans l’Antiquité à la fois du côté de la philosophie mais aussi de la technique, l’équilibre figure parmi les principes essentiels pour fonder un fonctionnement stable de l’univers. Le cosmos est par exemple conçu alors comme un ensemble harmonieux dont la terre constitue le pivot immobile autour duquel les astres se maintiennent en équilibre. 

Spéculative dans un premier temps cette vision du monde va se fondre, au 17e siècle, avec les découvertes mises à jour par la « mécanique » qui s’était elle-même développée sur la base de la notion d’équilibre depuis l’Antiquité. Les sciences physiques et naturelles associées vont ainsi être porteuses d’une image pérenne, celle de l’équilibre naturel. Cette approche va se renforcer au 18e siècle lorsque les mathématiques vont s’étendre au champ social et que l’on en viendra même à estimer avec Melon que « tout est réductible au calcul ». C’est aussi à travers les sciences de la nature que seront appréhendés les phénomènes économiques et politiques et que de l’observation de la nature on voudra dégager des règles transposables aux rapports sociaux. « Ce que doit faire la politique est donc de s’abandonner au cours de la nature » écrira Turgot à la suite de Quesnay, chef de file de l’École physiocrate.

De cette certitude qui alimente les premières théories économiques libérales il va être déduit que l’État et ses finances doivent être neutres. L’intervention publique est jugée être un mode de régulation artificiel contraire aux lois économiques naturelles. La neutralité de l’État trouve ainsi sa légitimité dans une science qui s’émerveille de l’équilibre parfait régnant au sein d’un ordre naturel posé comme providentiel. Il en sera rapidement conclu que les recettes et les dépenses publiques doivent être exactement ajustées afin d’assurer cette neutralité. C’est ainsi que l’équilibre budgétaire de l’État va être considéré comme la condition de l’équilibre économique et plus largement de l’équilibre général de la société. Son essence est l’ordre autrement dit la sécurité des biens et des personnes. Cette sécurité, chacun doit en payer le juste prix c’est-à-dire l’impôt. Au final, l’État occupe une position apparemment paradoxale car il joue un rôle de stabilisateur tout en étant lui-même soumis à la loi du marché.

En effet, l’équilibre dont il a été question jusqu’ici demeure un équilibre statique qui n’est pas en adéquation avec une société qui se présente depuis déjà le 18e siècle comme évolutive et dynamique. Avec les Lumières le mouvement est même reconnu comme une des caractéristiques du progrès. Mais il faudra attendre le 19e siècle pour que commence à se forger une pensée associant staticité et mouvement, ordre et progrès. Cette pensée, toujours ancrée dans une métaphore naturaliste, développe alors l’idée d’un équilibre dynamique. Cependant, la notion d’équilibre budgétaire n’épouse pas cette conception pourtant portée par les scientifiques. Au regard du budget on reste attaché à un équilibre arithmétique.

L’équilibre budgétaire continue à être posé comme un principe facteur de stabilisation de la société. Cette vision mathématique et statique de l’équilibre est aussi renforcée par une conception familialiste de la gestion publique laquelle est parfaitement exprimée par F. Roosevelt dans un discours de 1932 : « Tout gouvernement comme n’importe quelle famille peut, pour une année, dépenser un petit peu plus qu’il ne gagne. Mais vous et moi savons que continuer dans ce sens signifie la pauvreté dans la maison ». L’approche est déterminante dans le choix des moyens financiers à utiliser. L’impôt doit être la ressource principale mais il ne doit pas « empiéter sur le domaine réservé à l’initiative individuelle » tandis que l’emprunt doit être limité voire même proscrit. Comme l’écrira A. Johnson, « le chemin qui mène à une dette excessive est pour un État le chemin du diable ».

La conception animée par une pensée nouvelle selon laquelle le déséquilibre peut être positif à condition de le maîtriser car il est producteur de mouvement, d’énergie, n’a pas immédiatement modifié la conception de l’équilibre budgétaire portée jusqu’alors par les juristes et les économistes spécialistes des finances publiques.

Ce n’est que lorsque le poids des dépenses publiques commence à prendre de l’ampleur, notamment lors de la première guerre mondiale mais plus encore avec la crise de 1929, que l’on va commencer à admettre qu’un budget de l’État déséquilibré peut être source d’un rééquilibrage de l’économie. On le sait, J.M. Keynes soutiendra avec vigueur l’idée qu’il convient d’adopter un raisonnement global et dynamique en matière budgétaire et que le déséquilibre peut remplir une fonction positive. Autrement dit que les finances publiques ne sont pas assimilables aux finances privées. Alors que l’après-Seconde Guerre mondiale aurait pu laisser penser que les conceptions keynésiennes étaient solidement installées, la crise de l’État-providence provoquée par les deux chocs pétroliers des années 1970 a été suivie d’un retour en force vers une représentation arithmétique de l’équilibre budgétaire. Retour qui pourtant peut paraître parfaitement anachronique au regard de la diversification des sociétés contemporaines en une multitude de centres de décisions lesquels rendent parfois difficile une définition exacte de ce que sont les deniers publics.

Au final, l’actuelle complexification des circuits financiers publics comme la nécessité d’avoir à répondre aux aléas de tous ordres, voire aux catastrophes, qui peuvent survenir dans un environnement général de plus en plus imprévisible et dangereux, comme on a pu récemment le constater, conduisent à se demander si un tel type d’équilibre a encore un sens. Cela ne signifie pas pour autant qu’il serait pertinent de s’en remettre à une approche interventionniste de l’État. Outre qu’une telle direction irait à l’encontre d’une libéralisation de l’économie bien ancrée dans les faits, l’État actuel n’a plus la capacité d’action qu’il pouvait avoir durant les Trente Glorieuses.

Il ne s’agit pas non plus de laisser les politiques budgétaires sombrer dans une confiance aveugle dans des techniques de gestion qui atteignent parfois des degrés de sophistication particulièrement élevés au risque de conduire vers une cybernétique financière. Une telle dérive qui remet en cause le pouvoir de décision politique constitue non seulement une menace pour la démocratie mais peut également être à l’origine d’erreurs graves au regard des choix de politiques publiques comme de leur mise en œuvre.

Mieux. La notion d’équilibre budgétaire, sous ses différentes conceptions, est source de quiproquos voire même de mise en danger d’une société. En réalité, si tant est qu’il puisse y avoir une « règle d’or » en matière de gestion des finances publiques, ce devrait plutôt être celle qui consisterait à rendre leur pouvoir à des décideurs politiques ayant constamment à l’esprit que le budget d’une collectivité publique exprime, au-delà de son aspect quantitatif évident et d’une bonne gestion indispensable, des choix qualitatifs fondés sur le bien- être actuel et futur des citoyens. On ne peut se borner à évaluer à l’aune d’indicateurs chiffrés des actions qui concernent des secteurs aussi sensibles pour le bien-être de l’homme et pour l’avenir d’une société que ceux de la santé, de l’éducation ou de l’environnement.

Dans cette perspective, il importe que la représentation politique définisse une stratégie pour les finances publiques. Il ne s’agit pas pour l’État, on l’a dit, de renouer avec une attitude interventionniste qui, si elle a pu être efficace en son temps, ne relève plus aujourd’hui que d’un imaginaire sublimé.

Cette stratégie doit prendre forme dans un cadre international et, dans l’immédiat, dans le cadre européen. De ce point de vue, si la suspension des règles européennes de limitation des déficits et de l’emprunt publics était nécessaire, il ne faudrait pas que cette décision devienne le signal d’un éclatement des politiques financières publiques des pays membres de la zone euro et plus largement des États de l’Union européenne.

Un dispositif structurant et renforçant les rapports financiers des États est donc indispensable. À cet égard, il convient de souligner l’importance de l’initiative prise par la commission européenne avec la proposition de plan de relance, « EU next generation », qu’elle a annoncée le 27 mai 2020 et qui a été âprement discutée du 17 au 21 juillet et amendée par le Conseil européen. Ce plan consiste dans l’émission d’un emprunt de 750 milliards d’euros au nom de l’Union européenne. Ce dernier sera ensuite réparti entre les États pour 390 milliards d’euros sous forme de subventions et 360 milliards d’euros sous forme de prêts.

Bien que fondé sur l’idée que les États européens forment un système et par conséquent que les dysfonctionnements de l’un d’entre eux peuvent être préjudiciables pour tous les autres comme l’a souligné la chancelière allemande, Angela Merkel, la concrétisation de ce plan se heurte à nombre d’obstacles dont certains ont pu être éliminés. Le premier de ces obstacles résidait dans le fait qu’il fallait une décision favorable de 27 pays ce qui n’était pas une mince affaire ; le second était également de taille car l’adoption du plan nécessitait l’engagement des États dits « frugaux », l’Autriche, le Danemark, les Pays-Bas et la Suède qui doutent du « sérieux budgétaires » de certains États du Sud. Le Conseil européen s’est d’abord réuni par vidéoconférence le 18 juin 2020 pour débattre du plan de relance et du cadre financier pluriannuel 2021-2027. Malgré une volonté de réussir face au danger considérable auquel ils sont confrontés, les États ont néanmoins laissé apparaître de forts désaccords. Lors de son intervention à l’issue de cette réunion le président Charles Michel a toutefois déclaré : « Nous avons pu constater que, sur des différents points un consensus se fait jour, ce qui est très positif. Mais en même temps nous ne sous- estimons pas les difficultés ». Les États du Sud étaient opposés à toute réduction du montant des subventions. Quant aux « frugaux », ils se sont montrés fermes sur le fait que les aides ne pourront être accordées sans la mise en place de réformes ayant pour cible la réalisation des objectifs prioritaires de la commission et les investissements en matière de transition climatique et numérique. Les pays de l’Est se sont eux montrés majoritairement favorables au plan. C’est alors qu’il a été décidé une réunion en présentiel à la mi-juillet et, malgré les réticences qui se sont alors exprimées, un accord a donc pu être conclu. Des concessions ont été faites de part et d’autre et on peut donc estimer qu’un nouveau pas a été franchi dans la voie de l’institutionnalisation de plus de solidarité entre les États membres de l’Union.

Il faut également observer que le financement du plan de relance a conduit la commission à s’interroger sur la création de taxes nouvelles permettant de dégager des ressources propres. La commission a suggéré une taxe sur les Gafa, une taxe sur les plastiques non réutilisables, une taxe carbone sur les importations en provenance des pays les plus pollueurs et une taxe sur les transactions financières. Il s’agirait là de financements autonomes par rapport aux États. D’ores et déjà, pour rembourser l’emprunt, le Conseil, dans ses conclusions, relève qu’« au cours des prochaines années, l’Union s’efforcera de réformer le système des ressources propres et d’introduire de nouvelles ressources propres ». En attendant, il a été décidé de créer « une contribution nationale calculée en fonction du poids de déchets d’emballages en plastique non recyclés ». Cette taxe entrera en vigueur au 1er janvier 2021. Par ailleurs, la commission devra présenter, au premier semestre 2021, un certain nombre de propositions concernant un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières ainsi qu’une redevance numérique ; une taxe sur les transactions financières est également évoquée. On l’a deviné, une telle proposition combinée avec un emprunt mutualisé au niveau de l’Union européenne pourrait constituer l’ébauche d’une matrice pouvant conduire vers une forme de fédéralisme.

Il semble donc maintenant clair que la crise économique engendrée par la Covid-19 remet en question nombre de dogmes posés dans le cadre de l’UE. Cette crise sans précédent montre à l’évidence qu’elle est celle d’un modèle politique.

Si la concrétisation d’une telle évolution paraît aujourd’hui difficile compte tenu de l’opposition de nombreux États, le sujet est d’une telle importance qu’il devrait être poursuivi non pas seulement sur le terrain des négociations financières mais également sur celui du débat théorique. Il est en effet urgent et même crucial d’élaborer et mettre en œuvre une doctrine de la gouvernance financière publique qui ne s’arrête pas aux portes des États. Il est tout aussi crucial de construire une doctrine européenne qui pose clairement la question du fédéralisme financier, autrement dit du fédéralisme politique. L’heure n’est plus au bricolage ni au replâtrage dans le monde interconnecté d’aujourd’hui. Elle est à la création d’institutions politiques solides et appropriées à ce monde.

Michel BOUVIER 

RFFP n°151 - Sommaire

Impôt et territoires : Regards croisés Canada-France

RFFP n° 151 – Septembre 2020


Éditorial : Équilibre budgétaire et Covid-19 : De la vanité d’un principe, par Michel Bouvier..... V

IMPÔT ET TERRITOIRES : REGARDS CROISÉS CANADA-FRANCE

Territorialité de l’impôt : quelle réalité aujourd’hui ?

L’évitement et l’évasion en fiscalité internationale vus du Canada : le rattachement du bénéfice au territoire est-il toujours pertinent ?, par Marie-Pierre Allard ..... 5

Souveraineté de l’État et déterritorialisation / a-territorialisation de l’impôt, par Laure-Alice Bouvier..... 19

Les principes de territorialité et de mondialité de l’impôt en France, par Jean-Raphaël Pellas..... 31

Fiscalité et développement des territoires

La péréquation des ressources fiscales locales en France, par Christophe Pierucci..... 49

Le programme de péréquation canadien : principes, formule et application, par Pierre Fortin..... 63

Les zones d’exception fiscale : quelques éléments d’évaluation, par Marc Wolf..... 77

Les avantages fiscaux régionaux au Québec, les « centres zones franches » du Canada et l’exemption fiscale sur les réserves indiennes au Canada, par Nicole Prieur..... 89

• DOSSIER : BREXIT ET FINANCES PUBLIQUES

Introduction, par Alexandre Guigue et Francesco Martucci..... 107

Le Brexit et les finances publiques britanniques

Le Brexit et les finances publiques du Royaume-Uni : Remarques introductives, par Aurélien Antoine..... 115 

Le Bureau pour la responsabilité budgétaire, le Brexit et les finances publiques, par Robert Chote..... 121

La négociation du règlement financier

La négociation du règlement financier du retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne, par Aymeric

Potteau..... 143

Le Brexit et les finances publiques européennes

Les conséquences du Brexit sur les finances publiques européennes, par Danièle Lamarque..... 161

Les conséquences du Brexit sur les finances publiques européennes, par Pauline Corre..... 169

• CHRONIQUE DE GOUVERNANCE FINANCIÈRE PUBLIQUE

La France et les finances publiques à l’épreuve du coronavirus, par Sophie Baziadoly..... 185

La monétisation des dettes souveraines européennes au service de la reconstruction écologique, entretien avec Nicolas Dufrêne, propos recueillis par Matthieu Caron..... 199

Le financement des dépenses de santé, une recherche constante d’économies, par Aurélie Dort..... 211

• CHRONIQUE DE GOUVERNANCE FINANCIÈRE LOCALE

La communication financière propre au secteur public, par Paul Hernu..... 235

L’accompagnement à la conduite des activités dans une collectivité locale : 20 ans d’aide au pilotage au sein du Département de la Seine-Saint-Denis, par Gilles Alfonsi..... 241

• CHRONIQUE DE GOUVERNANCE FINANCIÈRE PUBLIQUE COMPARÉE

Espoirs et désillusions des dispositifs juridiques de lutte contre les déficits aux États-Unis, par Ramu

de Bellescize..... 257

Le cadre institutionnel de l’Espagne des autonomies selon la perspective financière publique, par Maxime Uhoda..... 283

• CHRONIQUE BIBLIOGRAPHIQUE

I. – Comptes rendus d’ouvrages, par André Barilari et Ramu de Bellescize..... 311

II. – Vient de paraître ..... 322 

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