Utopie technicienne et cybernétique financière publique
Un fil conducteur commun traverse les différentes réformes budgétaires, volontaires ou imposées, qu’ont connues beaucoup d’États au cours de ces dernières décennies. On peut y lire en effet l’embryon d’une décision financière publique nouvelle qui s’y dessine progressivement. Elle a pour caractéristique majeure d’être fondée sur la mise en œuvre d’automatismes techniques ou juridiques visant à la rendre plus performante et à éviter un certain nombre d’aléas relevant d’un environnement général de plus en plus incertain.
Cette voie est encouragée par un déplacement des débats qui, après avoir longtemps été focalisés sur la question de l’initiative parlementaire, se sont orientés vers des enjeux gestionnaires centrés sur la réalisation de l’équilibre budgétaire et l’urgence de limiter la progression de la dette publique. L’approche s’appuie par ailleurs sur l’utilisation de nouvelles technologies qui permettent d’envisager voire de pratiquer déjà une certaine robotisation de la chaîne financière publique allant de la décision à l’exécution et au contrôle. Mais outre l’urgence d’assainir et rationaliser la gestion c’est également un état d’esprit qui favorise l’engagement dans une telle direction. Ce processus ne serait pas envisageable en effet s’il ne reposait pas au moins implicitement sur une certaine défiance vis-à-vis des acteurs concernés, responsables politiques et gestionnaires.
Il ne s’agit pas seulement de rendre plus efficaces ou moins fastidieuses certaines tâches. L’objectif est aussi de pallier les faiblesses humaines réelles ou supposées (sont visés par exemple le clientélisme politique, la corruption ou encore le défaut de professionnalisme) et volens nolens, il faut donc y voir l’expression d’une perte de confiance dans la capacité des acteurs à piloter et administrer la sphère publique. Au final, l’aboutissement de cette évolution qui passe dans un premier temps par une valorisation de l’expertise pourrait bien finir par s’incarner dans des dispositifs visant à instaurer un contrôle cybernétique des finances publiques1, et par conséquent un fonctionnement autonome, au moins en partie, de pans entiers de ce champ.
Une telle logique dans sa conception n’est pas récente. Présente depuis plus d’un siècle elle ne disposait pas toutefois des moyens nécessaires à son développement, n’étant pas immergée dans le bain technologique actuel. Elle n’était pas non plus confrontée à la complexité que connaissent aujourd’hui les systèmes financiers publics. La recherche d’une gestion publique rationalisée qui date de la fin du XIXe siècle a commencé à se développer au début du siècle dernier. Parmi les facteurs matériels qui, alors, ont permis d’envisager et de pratiquer une nouvelle gouvernance financière publique, le premier d’entre eux a été l’apparition d’outils techniques permettant de stocker les informations, d’écrire et de calculer rapidement (machines à écrire, machines à calculer, sténographie…) ce qui dès la seconde moitié du XIXe siècle a engendré une modernisation, voire même une révolution, de la gestion privée, celle de l’entreprise. Par la suite, la conceptualisation de l’adaptation de cette gestion à celle de l’État afin de la moraliser et de la rendre plus efficace a constitué un autre facteur notable. On citera en exemple Woodrow Wilson qui plaide dès 1887 pour l’édification d’un concept de gouvernance en mesure d’isoler la gestion publique des querelles politiques et de la corruption qui s’y est développée et la nécessité de la confier à des experts. L’idée sera poursuivie tout au long du XXe siècle. L’adaptation du management privé à la gestion publique et, avec elle, l’entrée de cette dernière dans une logique de la performance et plus tard d’un contrôle systémique4 constituent le fil rouge de toute une longue série de réflexions et de pratiques qui n’ont plus cessé jusqu’à aujourd’hui.
Tout au long de la première moitié du XIXe siècle aux États-Unis plusieurs commissions eurent pour objectif de réfléchir à un modèle de gestion du secteur public fondé sur la recherche de l’efficacité au moindre coût. Mais c’est en 1960 que se produisit un véritable bond en avant sous l’impulsion d’un ancien dirigeant de l’usine Ford, devenu le secrétaire d’État à la Défense du Président J.-F. Kennedy, R. Mac Namara qui va proposer un modèle relativement sophistiqué de gestion publique par objectif, le « Planning Programming Budgeting System » (P.P.B.S.) – lequel a été repris en France à la fin des années 1960 sous la forme de la Rationalisation des Choix Budgétaires (RCB) puis plus récemment avec la LOLF – qui pouvait alors s’appuyer sur l’arrivée des premiers ordinateurs. Tous ces modèles n’ont pas seulement pour point commun de se fonder sur des calculs coûts/avantages et sur une évaluation des résultats par référence à des indicateurs chiffrés. Ils incluent également des contrôles automatisés dont la multiplication érige à notre sens les fondations d’une cybernétique financière. Celle-ci s’incarne dans la mise en place progressive de dispositifs de régulation, véritables éléments de base de systèmes experts visant à substituer des « automatismes budgétaires » à la décision politique ou gestionnaire et à développer à terme une autorégulation des finances publiques.
L’encadrement des politiques budgétaires par des normes chiffrées est un bon exemple de cette évolution. Ainsi l’État depuis 2003 doit respecter une norme, dite « zéro volume », qui consiste à faire évoluer les dépenses au même rythme que l’inflation à laquelle est venue s’ajouter une norme « zéro valeur » selon laquelle le budget est élaboré sur la base d’une stabilisation des crédits en euros courants. C’est la norme la plus contraignante qui est retenue. Les finances locales ne sont pas écartées de ce type d’encadrement. Il en est ainsi notamment avec les mécanismes d’évolution des dotations, pour le calcul des péréquations horizontales ou bien encore pour tous les aspects financiers concernant les groupements de communes. La récente création dans le cadre de la loi de programmation des finances publiques d’un objectif d’évolution de la dépense publique locale en est une autre illustration.
La mise en place de normes d’évolution automatique des dépenses ou des recettes peut également se combiner avec des dispositifs juridiques ; tel est le cas lorsque les normes financières font l’objet d’une inscription dans la constitution ou dans une loi organique, comme par exemple dans le cas d’une « règle d’or », ne laissant aux responsables politiques qu’une marge de manœuvre très limitée.
Les contrôles financiers publics ne sont pas à l’écart de ce mouvement en faisant également l’objet de procédures chiffrées et automatisées. L’institution de contrôles internes visant à identifier et mesurer les risques financiers mais surtout les contrôles informatisés de la dépense sont particulièrement significatifs de cette évolution. Les systèmes d’application informatisée ont pour objectif d’intégrer les acteurs de la gestion publique dans une chaîne unique et d’en améliorer le pilotage et la performance. Ainsi l’informatisation de l’exécution des opérations donne-t-elle lieu à une chaîne d’exécution intégrée dans laquelle prend place chaque acteur participant à l’acte de gestion (responsable de programme, ordonnateur, comptable public, contrôleur budgétaire) selon une logique de standardisation des tâches et des processus. Elle tend à rendre obsolètes les contrôles de régularité a priori qui se trouvent largement intégrés dans le circuit automatisé de la chaîne de la dépense.
On ne peut non plus passer sous silence le fait que les pays membres de l’Union européenne, et tout particulièrement ceux ayant adopté l’euro, doivent respecter depuis le traité de Maastricht (1992) des critères de convergence à ne pas dépasser notamment en ce qui concerne le déficit public ou la dette. Le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l’Union économique et monétaire (TSCG, 2012) a comme on sait amplifié ces exigences. Selon le traité, les budgets des États doivent être en équilibre ou en excédent, cette règle étant « considérée comme respectée si le solde structurel annuel11 des administrations publiques correspond à l’objectif à moyen terme spécifique à chaque pays, tel que défini dans le pacte de stabilité et de croissance révisé, avec une limite inférieure de déficit structurel de 0,5 % du produit intérieur brut aux prix du marché ». En outre un « mécanisme de correction » est déclenché automatiquement si des écarts importants sont constatés par rapport à l’objectif à moyen terme ou à la trajectoire d’ajustement propre à permettre sa réalisation. Ce mécanisme comporte l’obligation pour la partie contractante concernée de mettre en œuvre des mesures visant à corriger ces écarts sur une période déterminée. La Commission dispose par ailleurs d’un pouvoir d’alerte autonome qui lui permet lorsqu’elle identifie un risque de non-respect de la correction fixée par la recommandation du Conseil, d’adresser une recommandation publique à l’État membre concerné pour qu’il engage des mesures correctives (elle a adressé à la France une recommandation en ce sens le 5 mars 2014). Deux règlements de 2013 (« Two packs ») ont poursuivi cette logique et renforcé le poids de l’expertise. Ils prévoient la mise en place dans chaque État d’autorités budgétaires indépendantes composées d’experts chargés d’apprécier la qualité des prévisions macro-économiques sous-jacentes au programme de stabilité et aux projets de lois financières ainsi que de surveiller le respect des règles budgétaires posées par le TSCG.
De fait on est en présence d’une grande variété de dispositifs qui relèvent d’un même processus, gérer quasi scientifiquement les finances publiques. On peut y voir une réponse à un sentiment d’incertitude et d’insécurité lié à la complexité des sociétés contemporaines ainsi que le retour à un vieux rêve porté par certains utopistes ou idéologues, celui d’une société idéale dont le fonctionnement serait parfaitement rationalisé car fondé sur des dispositifs automatiques de régulation. En même temps derrière ces procédures et ces techniques visant à installer des automatismes, c’est aussi une idéologie de la compétence qui est présente. Portée par des experts, elle s’impose progressivement à la sphère politique. C’est bien pourquoi dans son ensemble le processus est porteur d’un risque, celui de la perte de la maîtrise du pouvoir financier par les décideurs politiques.
Au final, au travers et au-delà de ce « cyberespace financier » qui tend à se développer, c’est bien une nouvelle utopie technicienne qui transparaît, une nouvelle « cité radieuse ». Et bien que le contexte soit différent, on peut y lire le projet multiséculaire d’un idéal machinique porté par les philosophes de l’Antiquité, de la Renaissance ou encore des Lumières. Ce projet est le même aujourd’hui ; il véhicule le même espoir et les mêmes craintes : laisser la technique prendre en charge certaines fonctions jusque-là effectuées par des hommes ; confier entièrement aux experts qui l’ont conçu la maîtrise du système – sauf à ce que celui-ci finisse par s’auto-organiser et devienne totalement incontrôlable y compris par ces experts. Ainsi, le technicisme et ses certitudes tendent-ils à s’imposer comme un nouvel absolu en finances publiques au même titre que dans beaucoup d’autres domaines. Derrière ce phénomène se profile une grande interrogation qui est celle du futur de nos sociétés. C’est leur équilibre et la nature du lien social qui sont en jeu.
Michel BOUVIER