RFFP 125-Février 2014
Éditorial
La maîtrise de la dépense publique au cœur
d’un projet de société ?
La dépense publique est, avec la fiscalité, l’un des principaux instruments de l’action financière de l’État. Elle est aussi l’objet de controverses multiples. En effet, la progression constante de la consommation et de la redistribution collectives s’est traduite par deux phénomènes nécessairement liés qui sont la croissance continue des dépenses publiques et celle des prélèvements obligatoires. Dans la plupart des États occidentaux, la première s’est faite dans le sens d’une extension continue des prestations sociales. La progression des dettes publiques qui est au cœur des débats contemporains n’est que la résultante des choix qui ont été faits en ce qui concerne les politiques publiques.
Lors de son discours du 14 janvier 2014, le président de la République a tout particulièrement insisté, et à juste titre, sur le fait qu’il était crucial de réduire les charges publiques. Toutefois ce seul objectif ne procéderait pas d’une pensée nouvelle – et les lecteurs de cette revue le savent bien[1] –, s’il ne s’inscrivait pas dans une stratégie de développement économique et social visant à relancer la croissance, et par conséquent l’emploi, dans les termes où l’a posée François Hollande. Encore faut- il que cette stratégie soit indépendante de toute forme de préjugé. On sait les impasses théoriques dans lesquelles peuvent rapidement conduire des références idéologiques – libéralisme, social libéralisme, social démocratie… – qui s’efforcent de justifier des politiques qui ne devraient relever que du simple bon sens ayant pour premier souci la lutte contre le chômage. De la même manière, et sous un angle méthodologique, il s’avère indispensable de retenir une approche globale de type systémique et d’admettre définitivement comme l’a fait le chef de l’État que celui-ci « ne peut pas être seul dans ce processus puisqu’il ne représente qu’un peu plus d’un tiers de la dépense publique. Le reste étant à la charge des collectivités locales et de ce qu’on appelle la protection sociale.
La maîtrise de la dépense publique concerne aussi les collectivités territoriales et les organismes de sécurité sociale »[2].
C’est dire en d’autres termes que le retour urgent du « bien- être » est conditionné par un projet à moyen terme relevant d’une démarche pragmatique sans à priori. Au-delà de toute forme d’orthodoxie économique, c’est une réhabilitation et une reconceptualisation du rôle de l’État et de ses rapports avec le marché économique dont il s’agit, ce qui conduit à remettre en cause des notions traditionnelles dont les contours deviennent plus flous et à susciter des problématiques nouvelles.
Il faut ainsi admettre que la question de la dépense publique est tout aussi centrale que celle de la fiscalité, étant en définitive l’autre face d’un même système, ce qui n’a cessé d’être répété depuis près d’une quarantaine d’années. Dépenses publiques et prélèvements obligatoires forment un couple indissociable. La croissance des charges publiques à l’époque contemporaine a bien évidemment impliqué une croissance parallèle des ressources. Le niveau actuellement atteint par les prélèvements obligatoires et les conséquences qui en résultent pour l’économie font l’objet d’un débat récurrent, tantôt centré sur l’impôt, tantôt sur son utilisation. Les uns considèrent que tout accroissement de la consommation publique se fait au détriment de la consommation privée et de l’investissement, la dépense publique étant pour ainsi dire posée par nature comme improductive. À cette conception s’oppose la thèse que la dépense publique est, par nature, plus conforme à l’intérêt général que ne l’est l’emploi des mêmes ressources lorsqu’il est librement décidé par les personnes privées ou les entreprises.
La dépense publique, dans cette optique, a une double fonction, sociale et économique : elle permet d’assurer une certaine forme de solidarité sociale et elle joue le rôle de stabilisateur économique.
Quoi qu’il en soit, la tendance à l’amplification des dépenses publiques conduit à s’interroger sur les conséquences économiques et sociales de cette évolution et sur sa réversibilité éventuelle. Si le phénomène est aujourd’hui spectaculaire il n’est pas entièrement nouveau ; dès le début du xxe siècle, est formulée la loi de Wagner[3] : les dépenses publiques dans les pays industriels croissent d’une façon continue, et plus rapidement que le revenu national[4]. L’exemple de la France est, à cet égard, significatif. De 1870 à 2013, le rapport des dépenses publiques au PIB est passé de 10 % à près de 60 %[5]. Ce qui caractérise en réalité l’époque contemporaine, c’est l’amplification et l’accélération de ce phénomène dans le cadre d’un État qui se révèle impuissant à relancer une économie qui s’essouffle et qui ne peut plus assurer le plein- emploi. C’est aussi la raison pour laquelle, quelle que soit la valeur des arguments invoqués, une image très négative de la dépense publique s’est imprimée dans les esprits.
L’inefficacité, voire même la nuisance d’un État piètre gestionnaire, voire « gaspilleur », des deniers publics, a fini par s’imposer comme un point de vue pertinent à la faveur de la crise des finances publiques ; la critique s’est étendue ensuite aux collectivités territoriales et sans être aussi acerbe, elle concerne également la sécurité sociale[6].
Si la tendance à dépenser est une tendance fondamentalement inscrite dans le fonctionnement des États, la dynamique de la dépense publique n’est pas uniforme : elle varie selon les types de collectivités publiques concernées et selon la nature des dépenses. On peut ainsi constater que les dispositifs de maîtrise des dépenses publiques mis en place ces dernières années parviennent difficilement à éviter une évolution ascendante de l’ensemble des dépenses publiques. L’observation se vérifie tout particulièrement pour les dépenses sociales, ce qui justifie une remise à plat de son fonctionnement. Le système de sécurité sociale se révèle en effet inadapté aux problèmes posés, qui sont d’autant plus difficiles à résoudre que les solutions qui leur sont apportées doivent répondre à deux exigences contradictoires : la stabilisation des dépenses sociales, d’une part, et la demande croissante de solidarité, d’autre part.
Ce qui fait problème, c’est moins la réponse publique destinée à renforcer la solidarité sociale que les modalités d’une redistribution qui, se voulant quasi universelle, est nécessairement coûteuse, trop lourde à gérer, parfois inefficace ou s’accompagnant même d’effets pervers.
Le système français, édifié en 1945, est un système intermédiaire entre deux types idéaux de sécurité sociale : le système bismarckien, fondé sur l’assurance et les cotisations ; le système de Beveridge, à prétention universelle, et qui recourt essentiellement à l’impôt. Son principe fondamental reste cependant celui de la mutualisation des risques. Mais ce dispositif ne peut fonctionner que si les cotisants sont suffisamment nombreux et les cotisations suffisantes pour couvrir les dépenses et si ces dernières restent dans des limites acceptables pour ne pas mettre en péril l’équilibre général. Or, ce sont ces conditions qui n’ont pas été remplies, pour des raisons largement liées à la nature du système ainsi bien entendu qu’à des contraintes externes qu’il ne peut maîtriser (vieillissement de la population, sophistication des techniques médicales, chômage, crise des finances publiques…).
Or, l’organisation de la sécurité sociale en France est un système à vocation générale, qui ne couvrait pas à l’origine l’ensemble de la population et qui n’est devenu universel que progressivement et par strates. De ce fait, il existe une multitude de régimes spéciaux (fonction publique, SNCF, gens de mer, Opéra de Paris, artisans, commerçants, industriels, professions libérales…) qui coexistent avec le régime général qui est le régime de base couvrant l’ensemble des salariés du commerce et de l’industrie. À cette multitude de régimes correspond une multitude de structures publiques et privées qui rendent ce système très compliqué et par conséquent difficilement lisible et coûteux à piloter et à gérer.
Certes, « ce qu’il faut c’est réduire la multiplication des prescriptions, des actes médicaux redondants, des médicaments… et cette pression sur l’hôpital faute de véritables parcours de soins »[7]. Mais ce n’est pas tout ; c’est aussi la structure du système qu’il convient d’évaluer et le cas échéant de réformer. La procédure de Modernisation de l’action publique (MAP) apparaît en l’espèce plus que jamais comme un outil indispensable de modernisation d’un secteur porteur d’une politique publique[8] de premier plan.
Au final, il en est de même pour la dépense publique que pour la fiscalité[9] : c’est sa légitimité et celle de sa maîtrise qu’il convient de redéfinir en affichant clairement sa fonction dans le cadre d’un projet visant une meilleure intégration de l’économique et du politique ou encore du secteur public et de l’entreprise. À travers un tel processus c’est un nouveau modèle de société qui est en marche, dont l’essentiel est déjà là. Il convient maintenant d’en laisser se révéler les formes et de lui donner un contenu en adéquation avec une vision renouvelée de l’intérêt général et de la solidarité. À n’en pas douter la démarche MAP appliquée aux politiques de protection sociale, qui se situent au coeur de cette solidarité, donnerait le coup d’envoi d’une réforme exemplaire et audacieuse du lien social.
Michel Bouvier
« Pourquoi faut- il réduire la dépense publique ? Parce que c’est le passage obligé pour réduire les déficits publics. Parce que c’est le préalable à toute baisse d’impôts. […] Il est possible de faire des économies, nombreuses, tout en préservant notre modèle social. Entre 2015 et 2017, nous devrons dégager au moins 50 milliards. […] Pour y parvenir, […] je propose de mener des réformes structurelles, de redéfinir les principales missions de l’État. […] Je constituerai donc autour de moi, un Conseil stratégique de la dépense. Il se réunira chaque mois pour évaluer les politiques publiques. […] Toutes les dépenses, toutes les politiques, toutes les structures seront concernées. L’État, c’est son rôle, montrera l’exemple. Mais il ne peut pas être seul dans ce processus puisqu’il ne représente qu’un peu plus d’un tiers de la dépense publique. Le reste étant à la charge des collectivités locales et de ce qu’on appelle la protection sociale. Alors, c’est notre organisation territoriale qui devra également être revue. […] Quant à la sécurité sociale […] ce qu’il faut c’est réduire la multiplication des prescriptions, des actes médicaux redondants, des médicaments. […] et cette pression sur l’hôpital faute de véritables parcours de soins. […] C’est au prix de cet effort que nous pourrons garantir le modèle social et le service public. »
François HOLLANDE, Discours du 14 janvier 2014
[1] La RFFP, depuis sa création, a posé le problème de la dépense publique sous tous ses aspects (État, collectivités locales, sécurité sociale). Après avoir consacré plusieurs numéros à la LOLF et aux travaux qui l’ont précédé, elle a repris cette question dans le numéro 77 de mars 2002 totalement consacré à ce sujet.
[2] F. Hollande, Discours du 14 janvier 2014.
[3] Adolf Wagner fut une figure marquante du socialisme réformiste de la fin du xixe siècle et du début du xxe. Professeur à l’Université de Berlin et spécialiste de finances publiques et d’économie, il était favorable à une redistribution des richesses et à une égalisation des conditions sociales par l’impôt ; mais ce qui l’a rendu célèbre, c’est plutôt son intérêt pour les dépenses publiques alors que la plupart des auteurs s’intéressaient à la fiscalité. Il est en effet connu pour avoir formulé une « loi de l’extension croissante de l’activité publique ou de l’État », dite encore « loi de Wagner ». C’est dans un ouvrage intitulé Fondements de l’économie politique (éd. Giard et Brière, 1912) que Wagner a développé cette notion. Il écrivait par exemple : « Des comparaisons dans l’histoire et dans l’espace, comprenant divers pays, montrent chez les peuples en voie de progrès un développement régulier de l’activité de l’État et de l’activité publique exercée à côté de l’État par les diverses administrations autonomes. L’État et les corps autonomes se chargent de plus en plus d’activités nouvelles. Ainsi un nombre toujours croissant de besoins économiques du peuple, surtout des besoins collectifs, sont satisfaits par l’État. Nous en avons la preuve manifeste et mathématique dans l’accroissement des besoins financiers de l’État et des communes ».
[4] Cette évolution n’a de sens que si l’on prend en considération les deux termes du rapport : la croissance des dépenses, mais aussi la croissance économique et le niveau général de l’économie.
[5] Cf. M. Bouvier, M.- C. Esclassan, J.- P. Lassale, Finances publiques, LGDJ, coll. Manuel, 2013, 12e édition.
[6] « Toutes les dépenses, toutes les politiques, toutes les structures seront concernées », F. Hollande, op. cit.
[7] F. Hollande, op. cit.
[8] « Je propose de mener des réformes structurelles, de redéfinir les principales missions de l’État », F. Hollande, op. cit.