Editorial
La métropole : avant-garde d’un nouveau modèle économique et politique
Une observation attentive de l’évolution de l’État, de l’économie mais aussi des modes de penser depuis une quarantaine d’années montre que plus qu’une succession de crises c’est une métamorphose de la société qui s’accomplit au fil du temps. Un autre modèle prend progressivement forme qui a pour conséquence que nos repères habituels se révèlent inadaptés. De fait ils sont radicalement remis en question sous les effets apparemment sans limites de la mondialisation et du numérique qui semblent donner naissance à une société paraissant être en train de perdre toute forme de centralité. Le développement sans précédent de la métropolisation en constitue une sorte de tête de pont.
De cette évolution d’ensemble il s’ensuit un certain désarroi, certes inavoué, qui se traduit par une incapacité à construire un projet global sur le long terme et, au final, une difficulté considérable à conférer un sens à des politiques publiques dont ne demeure visible que le souci d’en maîtriser les coûts.
La préoccupation est fondée. L’obstacle majeur pour penser et construire une stratégie face à un tel environnement réside assurément dans l’urgence de rendre les finances publiques soutenables. D’autant qu’il s’agit aujourd’hui ni plus ni moins que de réorganiser le monde, de définir de nouvelles régulations. Or, sans moyens financiers suffisants, prétendre atteindre un tel objectif s’avère parfaitement vain.
Ainsi alors que le phénomène métropolitain prend de plus en plus d’importance, la situation très critique de l’environnement financier public pourrait faire naître et s’accroître des menaces totalement inédites pour ces formes nouvelles du « vivre ensemble ». Le risque est en effet que la fragilité inhérente aux métropoles du fait de leur complexité se trouve amplifiée par l’incapacité à inventer des solutions nouvelles pour en financer les fonctions. Certes les métropoles sont source d’innovations et d’un développement économique et social qui bénéficie à son environnement externe. Mais l’inverse est également vrai, et leurs difficultés peuvent également fragiliser cet environnement.
Sur le fond, et bien au-delà des aspects financiers, l’enjeu plus général est aussi de parvenir à comprendre et interpréter un univers en pleine mutation qui se construit en réseaux, horizontalement, et notamment à travers le développement de métropoles qui occupent progressivement une part de plus en plus importante de l’espace national et international à l’identique des entreprises transnationales. Tandis qu’aujourd’hui le 1/3 de la richesse mondiale est produit au sein de 600 métropoles, 40 % des flux économiques internationaux se font dans 70 000 groupes internationaux.
Il s’agit autrement dit de donner un sens à ce qui, il faut le souligner, est une réorganisation de la planète au-delà de la centralité traditionnelle. Le cadre économique et politique actuel est très différent de celui dans lequel se sont forgées les institutions qui structurent la société. Sont particulièrement concernés les rapports entre l’État, l’économie et les régions.
Par suite, le temps est donc venu de reconsidérer la distribution, le partage des pouvoirs entre les acteurs politiques et économiques nationaux et locaux. Dans un contexte marqué par la globalité, la mondialisation, ce n’est plus en effet la classique opposition central local qui est essentielle. Par ailleurs, le véritable défi, compte tenu de la transformation profonde du modèle économique qui s’est produite au cours de ces quarante dernières années, n’est plus tant dans les rapports entre la région et l’État mais dans ceux à instituer entre les métropoles, l’État et les autres acteurs publics mais aussi privés, (entreprises et associations de citoyens).
Au total, l’on assiste à une reformulation de l’économie et du politique, dans laquelle les métropoles en tant que noeuds de pouvoirs sont des acteurs de premier plan. Elles sont potentiellement porteuses de la société du 21e siècle et une chance pour la réalisation du bien-être de chacun, encore s’agit-il de savoir la saisir. Un changement profond de nos sociétés se produit en ce moment sous nos yeux sans que nous parvenions toujours à l’identifier correctement. C’est une révolution silencieuse qui se développe au sein du réseau de métropoles qui se tisse dans le monde. Et c’est au sein de ce réseau qui en est le support et le point d’ancrage que se polarisent et produisent tous leurs effets la globalisation de l’économie et les nouvelles technologies. C’est dans le cadre des métropoles que se réorganise le système économique. C’est également dans ce cadre que, de manière encore imperceptible, se reconstruit l’organisation et la distribution des pouvoirs politiques.
Dans ce contexte la gouvernance financière des villes est devenue aujourd’hui un enjeu majeur dans des sociétés dont l’État est affaibli et menacé par la mondialisation, le développement de l’économie numérique, l’accroissement des écarts de richesses entre les hommes comme entre les territoires ou encore, la croissance attendue des populations. Un rapport de l’ONU1 note qu’en 2050, la population mondiale devrait être d’environ 10 milliards. Par ailleurs, comme il est relevé dans un autre rapport tandis qu’en 1950, « plus des deux tiers (70 %) de la population mondiale vivait en milieu rural et moins d’un tiers (30 %) en milieu urbain »2, en 2014 54 % de la population mondiale était urbaine. Il est estimé par les auteurs du rapport qu’en 2050 cette proportion sera de l’ordre de 66 %.
En même temps que l’explosion du phénomène urbain, ou plutôt à partir de celle-ci, c’est donc une logique nouvelle qui se met progressivement en place dans le monde. De même c’est une conception inédite de la gouvernance publique qui se dessine. Elle prend forme sur la base de la disparition progressive d’un modèle d’organisation et de fonctionnement créé depuis des siècles par des hommes dont la culture était ancrée dans des espaces à dominante rurale.
La culture urbaine qui devrait s’étendre dans les années à venir au travers des métropoles devrait en effet révolutionner les façons de voir et de faire. Elle est le produit d’une évolution allant croissant de la taille des villes tant en ce qui concerne leur démographie quel eur économie ainsi que leur insertion dans des réseaux de toutes sortes, les plus proches comme les plus éloignés3. Leur puissance tendant à s’accroître, leur influence économique, sociale et culturelle s’étend progressivement au-delà de leurs frontières administratives. Actuellement, 600 villes concentrent le 1/3 de la richesse mondiale à travers un réseau international qui les relie.
La société rurale traditionnelle, déjà fortement transformée par l’apparition en son sein des technologies du numérique et de la mondialisation des échanges, se caractérise de plus en plus par des manières d’être et de penser qui ne sont plus fondamentalement différentes de celles que l’on peut rencontrer en milieu urbain. On peut estimer qu’une homogénéisation des modes de vie et des demandes des citoyens en termes de services est en marche. Celle-ci, plus marquée dans certains pays que dans d’autres, est accélérée lorsqu’une partie des citadins, pour diverses raisons (vie moins chère, environnement, espace…) s’installe en milieu rural.
Par voie de conséquence ce phénomène d’urbanisation des campagnes remet en question la manière de penser et de réaliser des politiques d’aménagement du territoire jusqu’alors fondées sur une séparation nette entre l’urbain et le rural ainsi que sur la présence de populations sédentaires. Pour nombre de collectivités il résulte de cette mobilité des acteurs non seulement la difficulté bien réelle de prévoir des équipements adaptés – il en est particulièrement ainsi pour les moyens de communication tels que le TGV, les aéroports – mais aussi une difficulté, voire même une incapacité à répondre aux attentes de ces nouveaux habitants (transports, équipements de soins, éducation, culture…) par manque de moyens financiers notamment. Or cette dernière difficulté risque de devenir beaucoup plus importante que ce que l’on peut imaginer.
En effet, outre l’augmentation des coûts des services publics et de leurs infrastructures, la métropolisation va nécessairement engendrer le besoin d’investissements considérables pour la mise en place d’équipements liés au numérique. La généralisation de l’informatisation, de la dématérialisation, et de la communication par internet nécessitent de ce point de vue la mise en oeuvre de moyens humains et matériels considérables. La ville intelligente, la « smart city », représente un coût auquel aucune ville ne peut ou ne pourra échapper si elle veut continuer à se développer ou même à exister4. Le problème est susceptible de se révéler insoluble dans l’hypothèse où l’État, confronté à une crise de ses finances, risquerait de ne pas être en mesure de redistribuer les richesses entre les territoires. Or les investissements publics et privés devront être massifs dans les toutes prochaines années.
On le sait, c’est au sein d’un territoire physique au périmètre bien circonscrit (la commune, la région mais aussi l’État) qu’ont été pensées et crées les institutions administratives, politiques et financières publiques. Or l’irruption des métropoles vient provoquer, déranger, changer non seulement des habitudes et des valeurs culturelles mais également un ordre économique, social, administratif, politique installé depuis plusieurs siècles et qu’il faut reconstruire.
Autrement dit, on assiste à la constitution de nouveaux espaces pour lesquels tout est à inventer non seulement au regard de leur organisation interne mais aussi au regard de leurs rapports avec les territoires environnants déjà existants et en particulier les régions. Des rapports qui doivent être rapidement éclaircis à peine de voir se développer une concurrence redoutable et néfaste pour l’intérêt général. Sans compter que les limites administratives des villes ne correspondent plus à la réalité du monde urbain.
Par ailleurs même si ces métropoles sont déjà bien installées dans les esprits comme dans les faits en tant que moteurs de l’économie et espaces d’innovation, elles sont aussi des territoires où se concentrent d’un côté les activités et les innovations de l’autre les problèmes sociaux (chômage, logements insalubres, manque d’institutions sanitaires…). Les villes sont en première ligne face à une évolution qui ne peut que s’accroître si aucune solution nouvelle n’est trouvée ou si les dispositifs habituels ne sont pas redéployés de manière adaptée.
La tâche est rendue d’autant plus difficile que l’environnement dans lequel ces métropoles naissent ou se développent est marqué par l’urgence comme on l’a dit de rendre les finances publiques soutenables. Cet impératif constitue un fait majeur qui détermine nombre de politiques publiques et l’avenir des métropoles en particulier.
C’est bien la raison pour laquelle leur développement paraît intervenir à la fois au pire et au meilleur moment.
Au pire moment dans la mesure où, dans la plupart des pays, la situation des finances publiques n’est pas bonne ; or sans moyens financiers suffisants les plus belles constructions institutionnelles ne sont que des châteaux de sable. C’est pourquoi sans une mise en perspective des métropoles avec les contraintes budgétaires et sans un statut financier clair, et notamment fiscal, elles ne peuvent que se développer dans la confusion.
Au meilleur moment dans la mesure où leur dynamisme peut participer de manière efficace à une stratégie de développement économique et par conséquent permettre d’inverser la logique infernale du développement incontrôlé des déficits publics et de la dette publique qui est susceptible d’obérer lourdement l’investissement et par suite la croissance économique.
Il convient toutefois de se garder d’une approche par trop restrictive et de ne pas appréhender le développement équilibré des villes uniquement travers le prisme de la crise des finances publiques. Il est indispensable en effet de prendre en compte la qualité du tissu économique, c’est-à-dire le dynamisme des entreprises et leur implication dans le développement de leur environnement immédiat. À cet égard la mise en place de partenariats financiers public/privé est essentielle. Il est également nécessaire de développer le civisme des habitants à travers la création de procédures participatives et notamment du budget participatif. Au final, il est important que chacun contribue au développement et au bon fonctionnement d’un réseau métropolitain dont les ramifications ont tendance à s’étendre bien au-delà des frontières des États.
Dans cette dynamique, les métropoles constituent assurément une des têtes de pont de la construction économique et politique du futur. Elles ouvrent de nouveaux horizons et offrent l’occasion d’innover, notamment en s’appuyant sur les technologies du numérique. Du fait des carences de l’État-providence, de ses difficultés financières mais aussi de son incapacité à penser le long terme, elles sont confrontées à des questions qui, traditionnellement, étaient appréhendées comme du ressort de celui-ci et qu’elles doivent dorénavant tenter de résoudre. On pense ici à la lutte contre le chômage, à la gestion des grands services publics (transports, sécurité, assainissement, distribution de l’eau, traitement des déchets, santé, éducation…) voire même à la protection de l’environnement. Cette substitution des villes à l’État, ou au mieux leur position d’institution-relais d’un État affaibli par les crises, illustre une inversion de la structure habituelle des relations entre le local et le central. On peut estimer qu’une évanescence de la centralité pourrait ainsi s’être amorcée au profit, non pas de la périphérie, mais de ce que les géographes qualifient d’« archipel de villes ». Autrement dit, l’évolution en cours poursuit une direction qui va du vertical à l’horizontal.
Les métropoles sont également porteuses d’une manière de s’organiser et d’un processus de décision en réseaux qui préfacent les figures du modèle politique de demain. Elles facilitent par ailleurs une évaluation globale des politiques publiques, politiques qui sont trop souvent analysées séparément les unes des autres au lieu de prendre en compte les effets de leurs interactions. Elles sont ainsi amenées à bousculer beaucoup de certitudes intellectuelles et de situations institutionnelles acquises. Certes, elles représentent ensemble composite complexe qui peut laisser douter de sa cohérence globale et par conséquent de la capacité à le piloter. Toutefois à un moment ou une stratégie s’avère indispensable pour maîtriser un déficit et une dette publique susceptibles de mettre en cause l’équilibre général de la société il est crucial d’inventer un nouveau processus de décision. Il ne s’agit pas pour autant d’en revenir à un État hypercentralisé, il ne s’agit pas non plus de laisser se développer à l’infini des pouvoirs autonomes, horizontaux, et finalement une néo-féodalité. La voie est donc étroite car elle ne peut que se formaliser dans un système à bâtir associant unité et diversité5.
L’objectif doit être de rompre avec une conception cloisonnée de la société, une conception qui ne reconnaît pas et ne formalise pas les multiples interactions et la multi-rationalité qui la caractérise. Au final, il s’agit de construire un ordre polycentré, une gouvernance en réseaux.
En d’autres termes on peut considérer qu’à travers la métropolisation des espaces mais aussi le développement de ces hypermultinationales que sont les GAFA, c’est une nouvelle société qui prend forme, l’État traditionnel étant ainsi pris en tenaille entre deux immenses réseaux internationaux. C’est vers ce processus de recomposition que devraient se diriger la réflexion politique, économique et sociale et singulièrement le phénomène de métropolisation. Ce dernier constitue assurément une grande affaire. Il s’agit de rendre la ville, aujourd’hui la métropole, vivable et, pour ce faire, il faut certes associer la réorganisation du processus de décision, le développement économique, la protection de l’environnement. Mais il ne faut pas oublier la justice sociale. Laisser croître, dans l’indifférence, l’écart entre les plus riches et les plus pauvres serait la pire des catastrophes pour l’avenir de l’humanité et entraînerait à coup sûr la condamnation des métropoles.
Michel BOUVIER
1. Alors, la Chine compterait 1,35 milliard et serait dépassée par l'Inde (1,70 milliard). Les pays d'Europe devraient voir diminuer leur population excepté la France, la Belgique, le RU, l'Autriche et les Pays-Bas. La population du Maroc devrait croître de 27%. L'Afrique devrait doubler et représenterait un quart de la population mondiale, World population prospects, Departement of economic and social affairs, ONU, 2015
2. World urbanization prospects, Department of economic and social affairs, ONU, 2014
3. Si l'on prend le cas de la France, selon l'Insee, 95% des Français vivent dans des communes sous influence urbaine: 65% dans un pôle urbain, 20% dans les espaces périurbains. Il ne reste que 5%, 3 millions, qui habitent dans des communes hors de cette influence.
4. En France, les collectivités locales consacrent en moyenne 2% de leur budget pour ce type de dépenses.
5. Sur la recherche d’une organisation politique associant unité et diversité, cf. M. Bouvier, L’Etat sans politique, Préface de Georges Vedel, LGDJ, 1986.