Les finances publiques : un fait politique saisi par la gestion
Les finances publiques sont avant tout un fait politique. Elles ne sont réductibles ni au droit, ni à l’économie, ni à la gestion. Certes elles se formalisent à travers le droit budgétaire, le droit comptable public ou le droit fiscal. Certes elles pèsent sur l’économie et inversement. Certes elles font, avec raison, l’objet d’une gestion qui fait appel à des instruments de plus en plus sophistiqués n’ayant rien à envier à ceux utilisés par les entreprises. Mais l’on oublie trop souvent, ou l’on veut l’ignorer, qu’elles sont fondamentalement d’essence politique. Elles en sont même à l’origine, elles sont le géniteur du pouvoir politique. Mieux elles sont le fondement de l’État ainsi que la condition de la réalisation des politiques publiques.
Comme l’observait Joseph Schumpeter, il ne faut pas oublier que « ce sont les besoins financiers qui ont été à l’origine de l’État moderne ». L’économiste s’inscrivait là dans une logique identique à celle de nombre d’auteurs que l’on peut considérer comme les fondateurs de la science financière publique, dont le juriste Gaston Jèze pour qui « faire abstraction du facteur politique c’est tenir pour négligeable ce fait historique que, de tout temps, la plupart des grandes réformes politiques ou sociales ont eu des causes financières et que de très importants problèmes financiers ont été posés et résolus sous l’influence de causes politiques ». Par la suite, le même point de vue sera partagé par Louis Trotabas ou par Pierre Lalumière pour qui « le fait politique est essentiel, il domine l’ensemble de la réalité financière ». De même, selon Gérard Dehove, « la science des finances ne peut se comprendre en dehors du politique, car sans organisation politique il n’y aurait pas de but collectif à satisfaire, pas de dépenses publiques pour en assurer la réalisation et par conséquent pas de charges publiques pour se procurer les recettes collectives indispensables à la couverture de la dépense, c’est-à-dire pas d’activité financière... la science financière est donc politique par nature ».
Autrement dit, les finances publiques déterminent la vie et l’organisation d’une société dans son ensemble. Elles constituent le noyau dur et la substance des pouvoirs politiques, elles en sont l’énergie et en déterminent l’évolution et la puissance ; plus encore elles expriment des choix de société et conditionnent la réalisation des projets les plus mineurs comme les plus ambitieux que souhaitent mettre en œuvre les décideurs politiques. Elles irriguent les moindres recoins de nos institutions et leur santé est primordiale pour la qualité de la vie quotidienne de chaque citoyen. Leur influence est déterminante sur la configuration des institutions et des directions prises en ce qui concerne les politiques publiques. Autrement dit, elles sont essentielles pour l’organisation du processus de décision de ces politiques comme pour celui de la production des normes de la gouvernance financière publique.
Il faut toutefois souligner que les contraintes matérielles mais aussi les idéologies ou les faiblesses du pouvoir politique au regard des finances publiques favorisent l’influence croissante d’une approche gestionnaire depuis la fin du XIXe siècle.
En effet, Woodrow Wilson, universitaire et futur président des États- Unis, plaida dès 1887 pour que la gestion publique ne soit plus victime des querelles politiques et de la corruption qui s’y était développée et proposa de la confier à des professionnels. Poursuivant cette logique il estimait indispensable de déterminer quelles devaient être les compétences propres à l’État ainsi que les méthodes par lesquelles il pouvait les accomplir efficacement et au moindre coût. Un signal était alors donné pour que des conceptions économiques et gestionnaires viennent se confronter à la décision politique. En effet, une observation attentive montre qu’une vision managériale de la gestion de l’argent public va alors progressivement se construire, d’abord d’un point de vue théorique pour finalement se matérialiser et s’inscrire dans les pratiques administratives de nombre d’États à la faveur des crises des années 1970.
Aux États-Unis, cette vision se développa lorsque l’on jugea nécessaire de mettre de l’ordre dans les finances et qu’en conséquence l’on commença à s’interroger très sérieusement sur les moyens de parvenir à gérer plus efficacement l’État. Par exemple, « the antideficiency act » initialement promulgué en 1884 puis amendé en 1905 et 1906 mettait déjà l’accent sur la nécessité de mieux contrôler le budget. Mais la réflexion a été particulièrement initiée par une commission importante créée en 1910, la « Commission pour l’économie et l’efficacité » dite « commission Taft ». William Howard Taft, un républicain, était alors président des États-Unis et avait le souci de mieux administrer la chose publique. Cette commission produisit un rapport en 1912 appelant à gérer l’État de manière plus rationnelle, et notamment à mettre en place des budgets de programmes qui se substitueraient aux budgets de moyens. Mais cette proposition ne fut pas mise en pratique, notamment parce que les budgets de moyens permettaient plus facilement de contrôler la régularité des opérations financières. Par la suite, d’autres commissions se réunirent, toutes préoccupées par le même souci de bonne gestion, et toutes, comme la commission Taft, considérablement influencées par le « management scientifique » prôné par Frédéric Taylor. La crise de 1929 provoqua une relance des recherches dans le domaine. Au cours des années 1930, ainsi que pendant la Seconde Guerre mondiale, un nouveau saut qualitatif fut franchi avec la création en 1936 par le président Roosevelt d’un comité de trois membres : le « Brownlow committee », qui produisit « the Report of the President’s committee on administrative management ». Par ailleurs, parce que l’on se trouvait dans une période de rareté, le besoin s’est fait sentir d’analyser rationnellement les composantes et l’efficacité de la dépense publique. C’est alors qu’ont commencé à être élaborés des indicateurs de performance. Par la suite, la « Commission on Organization of the Executive Branch of the Government », dite commission Hoover, instituée en 1947 par le président Truman, proposa en 1949 un « budget de performance ». Puis en 1960 naquit un nouveau projet, le « Planning Programming Budgeting System » (PPBS) selon lequel il convenait de transposer, au niveau de l’État, les méthodes managériales utilisées par les grandes entreprises américaines. L’acteur moteur de ce dispositif fut le secrétaire d’État à la défense, Robert Mac Namara qui, avant d’être investi de fonctions ministérielles par le président Kennedy, fut le directeur général des usines Ford. Le PPBS fut mis en œuvre par l’administration américaine, avant d’intéresser divers pays européens, dont la France qui décidera, sous l’appellation de Rationalisation des choix budgétaires (RCB), de l’expérimenter au ministère de l’Équipement et au ministère de la Défense. La RCB fut ensuite étendue à d’autres ministères mais ne connut pas un véritable succès et fut abandonnée. Toutefois, malgré les difficultés rencontrées pour sa mise en place, la culture de la performance ne cessa pas de faire l’objet d’études et de propositions. Par exemple, en 1982, Joseph Peter Grace, fut chargé, par le président Reagan, de présider le « Private sector survey on cost control », une commission ayant pour objet de proposer des solutions au gaspillage des fonds publics ; un rapport fut produit en 1984 comprenant 2 478 recommandations. D’autres rapports suivirent allant tous dans le sens d’une adaptation au secteur public des méthodes du management privé comme celui remis en 1993 au Président des États-Unis, Bill Clinton, par son vice- président, Al Gore, le « Report of the National performance review » dont l’objectif est parfaitement éloquent et fait écho au souhait émis un siècle auparavant par Woodrow Wilson : « Creating a government that works better and cost less ». Ce rapport propose notamment une revue des dépenses.
Depuis, on le sait, la culture gestionnaire a pénétré les administrations de nombreux États dans le monde. Il s’agit là d’une évolution qui est aujourd’hui encouragée par un véritable engouement pour les techniques de gestion, avec parfois des assimilations un peu hâtives entre gestion et politique et le risque de finir par élever les techniques de gestion au rang du politique. Il n’est pas inconcevable que, poussée à son paroxysme, une telle fascination conduise à vouloir substituer à la décision politique des dispositifs « d’automatismes budgétaires ». La nécessité et même l’urgence de modifier ceux existants en vue de mieux les adapter ont donné lieu ces quatre dernières décennies à des réformes importantes ainsi qu’à des pratiques nouvelles mais toutes centrées sur un meilleur contrôle de la gestion laissant de côté la question de l’adaptation de la régulation politique à une société qui s’est considérablement transformée – ou plutôt la confondant avec celle de la gestion – les règles posées par la Constitution semblant suffisantes. Or, celles-ci ne sont pas toujours en mesure de répondre aux enjeux d’un cadre politique qui ne correspond plus à celui de leur création. Et, si la classe politique ne comble pas ce vide juridique par des pratiques innovantes il est à craindre un glissement vers une gouvernance financière publique technicienne. C’est alors, qu’au nom de la modernisation de l’État, les professionnels de la gestion pourraient, de fait, se trouver placés « au fondement du processus décisionnel » sans d’ailleurs que la plupart des citoyens ait conscience de l’érosion du pouvoir financier de leurs élus, aussi bien leur pouvoir normatif que celui de décider des politiques financières publiques.
Au total, on peut se demander si une fois encore les finances publiques ne constituent pas la matrice, ou du moins le support, d’une mutation du système politique. Une nouvelle culture politique fondée sur un recours quasi systématique à des experts est en gestation, et ce parallèlement au développement d’une sorte de cybernétique financière, issue de l’intelligence artificielle et de la robotisation. Il est possible d’identifier un fil conducteur commun qui traverse les différentes réformes budgétaires, que connaissent ou qu’ont connues beaucoup d’États au cours de ces dernières décennies. On peut y lire en effet l’embryon d’une décision financière publique nouvelle qui s’y dessine progressivement. Elle a pour caractéristique majeure d’être fondée sur la mise en œuvre d’automatismes visant à la rendre plus performante et à éviter un certain nombre d’aléas relevant d’un environnement général de plus en plus incertain. Cette voie est encouragée par un déplacement des débats qui, après avoir été longtemps focalisés sur la question de l’initiative parlementaire, se sont orientés vers des enjeux gestionnaires centrés sur la réalisation de l’équilibre budgétaire et l’urgence de limiter la progression de la dette publique. L’approche s’appuie par ailleurs, on l’a dit, sur l’utilisation de nouvelles technologies qui permettent d’envisager, voire déjà de pratiquer une certaine robotisation de la chaîne financière publique allant de la décision à l’exécution et au contrôle. On ne doit pas s’y tromper. Sous couvert d’interrogations relatives aux techniques de gestion c’est un réel choix de société, un choix politique, qui s’y trouve sous-jacent.
C’est pourquoi ce serait inverser la démarche intellectuelle que de commencer par s’enfermer dans une réflexion purement centrée sur des modalités juridiques, économiques ou gestionnaires. En effet, il serait vain de leur demander de résoudre une question qui est d’abord d’ordre politique parce qu’elle concerne la gouvernance financière publique dans sa globalité. Par ailleurs, l’économie et la gestion en imposant leurs concepts au politique, ont à plusieurs reprises et jusqu’alors montré leurs limites dans l’accomplissement d’une soutenabilité des finances publiques.
Quoi qu’il en soit une chose est certaine : il se dessine progressivement la fin, non pas seulement d’une certaine façon de pratiquer la gestion publique, mais aussi de concevoir la politique. Nous ne sommes pas seulement en présence d’une situation dans laquelle se fait jour un processus de réformes techniques standardisées des finances publiques. En effet l’IA générative est maintenant en mesure de participer à l’élaboration de la loi en permettant de produire des amendements législatifs, et il est crucial de s’interroger sur les conséquences possibles au regard des décisions budgétaires, autrement dit, sur le risque potentiel pour la qualité de la démocratie.
Ce risque est parfaitement perçu par nombre de parlementaires. C’est le cas de Hervé Saulignac, député de l’Ardèche qui relève qu’« une majorité de politiques considèrent que si on a recours à l’IA, on fait la démonstration qu’on n’est pas intelligent. Donc on se cache d’avoir recours à cette prothèse. » Par ailleurs, l’ancien député de Haute-Corse, Jean-Félix Acquaviva, qui a déposé en mars 2023 le premier amendement parlementaire généré par une intelligence artificielle, révèle que l’IA générative lui a «fourni en quelques secondes un texte largement potable, quasiment du même niveau que celui de ses collaborateurs » et, ajoute-t-il, « ça donne le tournis, et ça m’a beaucoup questionné. »
En effet, la généralisation d’une telle pratique, si elle sombrait dans une confiance aveugle dans l’IA générative, poserait le problème de la légitimité des choix faits par les décideurs sinon d’ailleurs des décideurs eux-mêmes.
Toutefois, d’un autre côté, l’IA nous permet de réfléchir à cette question en libérant les politiques et les gestionnaires de tâches matérielles, compliquées, fastidieuses et envahissantes. Il devient donc possible de développer les capacités humaines, aussi bien matérielles qu’intellectuelles, et ainsi de disposer du temps nécessaire pour entamer une réflexion collective et plurielle, sur les effets et sur les finalités de l’IA au regard de la décision financière.
Finalement, de nouvelles conceptions et de nouvelles institutions sont apparues sans pour autant constituer encore un tout homogène pouvant former un système pilotable, autrement dit un modèle de gouvernance financière publique légitime, compris et accepté par les citoyens. On est cependant en droit d’espérer qu’une figure inédite du politique s’ébauche, celle d’un État enraciné dans une « gouvernance financière publique intelligente », on veut dire s’appuyant sur les possibilités offertes par l’Intelligence artificielle. S’il n’en était pas ainsi, force serait de constater une démission du corps politique fatale à la démocratie.
Michel BOUVIER