Éditorial
Pour un modèle de gouvernance financière publique dans un monde de multi-crises
Les modèles financiers publics forment des ensembles complexes toujours difficiles à piloter. Or, compte tenu du contexte actuel, il est urgent et même crucial de définir une doctrine de la gouvernance financière publique et de reconsidérer ses modèles dans le cadre de leur environnement. Le monde d’aujourd’hui est en effet un monde en transition et aux crises multiples. Il fait l’objet, depuis plus de quarante ans, de soubresauts successifs de plus en plus dangereux et de tous ordres, économiques, sociaux, sanitaires, géopolitiques.
Le dernier en date, le plus violent, était celui qui a débuté en 2020 avec la pandémie de la Covid-19. Mais une nouvelle menace est apparue depuis la fin février 2022 avec le déclenchement de la guerre d’Ukraine et l’augmentation des prix du pétrole, du gaz et des matières premières qui s’en est suivie, entraînant des poussées inflationnistes aux conséquences néfastes sur les finances publiques, comme ce fut le cas au cours de la décennie 1970 et au-delà avec une hausse considérable du prix du pétrole. Il faut le rappeler, un déséquilibre général des systèmes financiers publics s’est installé depuis cette époque. Liée à l’origine à l’effet de ciseaux provoqué par la crise économique due aux chocs pétroliers de 1973 et 1979, une situation instable perdure depuis lors et a fini par s’installer durablement, fragilisant tout le système économique et social.
Après tant d’années, les solutions pour l’après-crise ne sont toujours pas au rendez-vous. Rien n’est stabilisé. Rien n’est résolu sur le fond et cela pour tous les États. En d’autres termes, nous sommes en présence d’un basculement vers un autre modèle, d’une remise en question de nos institutions qui semblent parfois à bout de souffle. La crise de la Covid-19 et celle de la guerre d’Ukraine n’ont fait qu’accélérer ce phénomène. Il faut le souligner, les finances du secteur public occupent dans cette mutation une position centrale.
Ainsi, depuis plus de quarante ans, et à la différence des années qui ont immédiatement précédé – sauf à épouser tel ou tel préjugé ou idéologie rassurante – les concepts se sont brouillés, les mots n’ayant pas toujours le même sens pour les uns et pour les autres. Plus encore, des principes et des dispositifs qui s’apparentaient à de véritables tabous sont remis en question face à des défis auxquels il est urgent de répondre. Il en résulte qu’à un environnement déjà générateur d’incertitude, les atermoiements et les va-et-vient d’un «prêt-à- penser » à un autre engendrent un surcroît d’incertitude. Il n’existe, autrement dit, aucune boussole véritablement fiable permettant aux décideurs politiques, obligés de naviguer en plein brouillard, de piloter des finances publiques risquant à tous moments de partir à la dérive.
Les risques majeurs sont liés aux conséquences de la crise sanitaire et maintenant de la guerre d’Ukraine combinées à celle des épisodes de confinement en Chine qui provoquent, outre un désordre des échanges et de la chaîne d’approvisionnement, une pénurie des matières premières et une montée des prix. Les mesures de rétorsion prises contre la Russie avec l’arrêt ou la limitation des achats de gaz et de produits pétroliers amplifient encore le phénomène. Il est à craindre, si cette situation venait à durer, que la hausse des prix se diffuse, de façon massive par effet capillaire, à l’ensemble des produits et services, ce qui provoquerait une pression à la hausse sur les salaires engendrant ensuite, on le sait, une hausse des prix. Se produirait alors un effet boule de neige et, dans un tel cadre, l’inflation s’installerait dans la durée avec des effets que l’on connaît bien, tels qu’une hausse des taux d’intérêt à long terme et la menace bien réelle d’une récession.
Certes, il existe des réponses à foison ; elles sont économiques, juridiques, politiques, gestionnaires, etc., mais elles sont aussi le plus souvent contradictoires. Le résultat est que ne se dégage aucune solution résultant d’une réflexion cohérente et d’ampleur, c’est-à-dire de fond, embrassant l’ensemble des composantes qui sont en jeu. Il ne peut donc apparaître aucun projet, aucun sens pour les finances publiques de demain et par conséquent pour la société de demain. Or, si la crise économique, sociale et financière particulièrement grave déclenchée par l’épidémie de la Covid-19 en 2020 en a mis l’urgence en pleine lumière, les conséquences de la crise géopolitique pourraient être encore plus désastreuses sans un modèle financier public apte à répondre à la complexité et à la dangerosité de la situation.
Ce modèle ne peut qu’être aussi complexe que la réalité de son environnement interne et externe sur lequel il agit mais qui en sens inverse le contraint à se structurer d’une certaine manière. En effet, les phénomènes financiers publics ont toujours été des phénomènes complexes mais ils le sont aujourd’hui plus que jamais. On entend par là qu’ils sont le produit d’interactions de tous ordres, faisant intervenir une grande variété de structures et d’acteurs, ce qui les rend très sensibles aux transformations qui s’opèrent et aux crises qui apparaissent au sein des sociétés et se combinent entre elles. Ce type de contexte exige une appréhension globale et la mise en œuvre d’une grande variété de savoirs. C’est donc au-delà des à priori idéologiques, du côté d’un travail scientifique original faisant appel à une diversité de disciplines vers lequel il convient de se tourner pour comprendre, réfléchir et proposer des réformes. Il n’est pas pertinent, et il serait même contre-productif, de se cantonner, comme c’est encore trop souvent le cas, d’un côté à des aspects juridiques, de l’autre à des approches économiques ou bien encore gestionnaires sans jamais mettre en relation ces différentes façons d’aborder les phénomènes financiers publics. Il s’agit peut-être là de l’obstacle le plus sérieux que rencontre la recherche d’un nouveau modèle et d’une nouvelle doctrine des finances publiques.
Certes en effet, tout paraît concourir à faire la preuve que l’environnement est devenu très largement incertain, que la gamme des choix possibles est si étendue que l’efficacité des décisions prises relève très largement de l’improbable. Toutefois, il faut le répéter, se laisser submerger par cette incertitude et s’y résigner signifierait qu’aucune réforme ne pourrait plus s’envisager, la certitude de l’incertitude apparaissant tout à la fois paralysante, contradictoire voire même terrifiante. Aussi il faut admettre une approche paradoxale et accepter la nécessité d’une démarche volontariste et plurielle marquée aux coins du relativisme.
On peut comprendre face à l’immensité du problème que l’on puisse être pris de vertige et tenté de se replier sur des idéologies ou des domaines familiers en en sophistiquant les techniques. Mais cette attitude, qui répond à une motivation profonde, celle de surmonter un sentiment d’impuissance, voire de panique, face à un monde de multicrises qui paraît s’effondrer, ne peut malheureusement engendrer que de fausses certitudes. Un tel enfermement dans des techniques de plus en plus poussées, qu’elles concernent des modèles économiques, des techniques de contrôle de la gestion ou des procédures juridiques ne fait qu’amplifier la difficulté à identifier la réalité des enjeux et à bâtir un modèle adapté de gouvernance financière publique.
Le risque est de laisser se développer des finances publiques à l’abandon évoluant au gré de décisions prises au coup par coup dans l’urgence d’une crise inédite aux multiples facettes à laquelle ne seraient pas apportées des réponses adaptées. Or un imaginaire idéologique ou technique frisant parfois la mystique ne peut tenir lieu de modèle. Il ne permet pas d’affronter une réalité qui repose plus que jamais sur un principe d’incertitude.
Michel BOUVIER