Éditorial
Placer le citoyen au cœur du pouvoir financier public
On considère généralement que le pouvoir financier public est simple à situer car concentré au niveau des institutions politiques nationales ou locales. Il serait donc parfaitement cernable et contrôlable et la bonne gouvernance des finances publiques dépendrait au final de la mise en place de pratiques de bonne gestion.
Or, la démultiplication des lieux de décision qui concernent les finances publiques ne permet pas de raisonner de la sorte. Chacune des composantes qui participe plus ou moins activement de la formation du modèle financier public comprend une grande variété d’acteurs publics et privés aux objectifs, intérêts et règles le plus souvent différents.
La prise de décision budgétaire relève ainsi d’un processus à la fois technique et politique éminemment complexe, qui fait intervenir une multitude d’acteurs ayant chacun une logique et des objectifs qui leur sont propres. Ce processus est le produit d’une évolution des sociétés contemporaines qui va dans le sens d’une démultiplication des relations en leur sein et par conséquent d’une complexification qui ne cesse de s’accroître.
Parmi les acteurs concernés on pense bien sûr aux collectivités décentralisées qui sont foisonnantes : communes, départements, régions et leurs satellites. Il faut y ajouter les multiples organismes de protection sociale publics et privés ou encore les nombreux opérateurs de l’État, les institutions du tiers-secteur, les organismes financiers, sans oublier les groupes de pression de toutes sortes et, cela devrait aller de soi, les grands oubliés de la prise de décision sur lesquels repose pourtant tout l’édifice : les contribuables.
Il faut également observer, et c’estparticulièrement vrai au plan lo
cal, que les ponts se sont multipliés entre sphère publique et sphère privée ; des partenariats se sont instaurés, des relations se sont établies, qui forment aujourd’hui un système aux ramifications particulièrement étendues. L’une de ses conséquences est qu’on a parfois du mal à distinguer argent public et argent privé, ou si l’on préfère denier public et denier privé.
C’est ainsi que figurent parmi les caractéristiques essentielles des modèles financiers publics leur hétérogénéité et leur complexité, ce qui constitue peut-être le principal handicap de leur gouvernance. Ils sont composés en effet d’une extrême variété de structures et d’acteurs nationaux et internationaux qui rétroagissent les uns sur les autres.
La conséquence est que le pouvoir financier public n’est pas facile à identifier avec certitude. Il se trouve disséminé dans une multitude de lieux qui, si l’on considère le développement exponentiel de l’IA devraient de plus en plus se situer à cheval sur deux mondes : un monde matériel déjà foisonnant et un monde virtuel hyperconnecté bien plus foisonnant encore.
Si bien que les systèmes financiers publics forment des ensembles nécessairement difficiles à piloter si l’on persiste à considérer que le modèle forgé aux siècles précédents par sédimentations successives est toujours pertinent. Autrement dit, et dans ces conditions, maîtriser le pouvoir financier public constitue un enjeu particulièrement redoutable à affronter voire impossible à résoudre sans un changement de paradigme permettant d’imaginer un processus décisionnel correspondant à son nouvel environnement. Il est donc urgent et même crucial de définir un nouveau modèle de gouvernance financière publique adapté à un contexte qui s’est modifié en profondeur ces dernières décennies, un monde au sein duquel les crises se multiplient, dont certaines sont apparues de manière imprévisible, tandis que d’autres n’ont pu être prévues à temps.
Nous sommes en effet en présence de crises qui s’ajoutent les unes aux autres produisant un effet cumulatif redoutable qui donne lieu à une explosion de chocs d’une extrême variété lesquels mettent en évidence un monde dérégulé partant à l’abandon selon une trajectoire irrégulière jonchée de catastrophes : choc du réchauffement climatique avec des conséquences particulièrement graves comme le stress hydrique, inondation des zones côtières, sécheresse et famine pour les hommes comme pour les animaux ; choc démographique, nous serons 10 milliards sur terre en 2050 et les populations viennent peu à peu s’amasser dans des métropoles qui ne disposent pas des services publics ou des emplois nécessaires ; choc du numérique qui modifie le travail comme notre vie de tous les jours ; choc du vieillissement des populations, avec la prise en charge de la question du grand âge qui s’impose de plus en plus y compris aux pays dans lesquels la solidarité intergénérationnelle était une tradition solidement ancrée dans les mœurs ; choc sanitaire dont nous ne sommes pas encore sortis ; choc économique provoqué par une inflation que l’on avait cru solidement maîtrisée depuis une quarantaine d’années, l’augmentation des prix du pétrole, du gaz et des matières premières entraînant des poussées inflationnistes aux conséquences néfastes sur les finances publiques ; choc de l’insécurité qui touche maintenant aussi bien le monde urbain que le monde rural ; choc des guerres qui se multiplient un peu partout et qui sèment derrière elles de longues traînes de malheurs et d’horreurs ; choc de l’impôt qui se traduit par une disparition progressive du civisme fiscal par des individus qui cessent de concevoir l’impôt comme la participation à la réalisation du bien commun, de l’intérêt général et qui se pensent avant tout comme des clients ce qui engendre un effritement du consentement à l’impôt mais qui se traduit aussi par une évasion fiscale internationale inédite pratiquée par les entreprises du numérique avec pour conséquence une menace sérieuse sur la souveraineté de l’État1 ; choc des inégalités sociales et territoriales qui ne cessent de se creuser avec pour conséquence un sentiment d’injustice grandissant source de révoltes potentielles ; choc d’un droit souvent dépassé et qui ne parvient plus à se réformer et à encadrer un contexte en pleine mutation ; choc politique enfin face au désarroi engendré par l’incertitude et la diversité des menaces auxquelles sont confrontées les populations.
Ce monde aux crises multiples est un monde en transition qui apparaît ingouvernable. Il fait l’objet, depuis une cinquantaine d’années, de soubresauts successifs de plus en plusdangereux qui sont l’expression d’un passage vers un autre univers que nous ne parvenons pas clairement à dessiner ni à décider.
Rappelons ici qu’un déséquilibre général des systèmes financiers publics s’est installé depuis cette époque. Liée à l’origine à l’effet de ciseaux provoqué par la crise économique due aux chocs pétroliers de 1973 et 1979, une situation instable perdure depuis lors et a fini par s’installer durablement, déclenchant, en tout cas participant, à la fragilisation de tout le système economique et social.
Ces crises à répétition, mais aussi une accélération de la globalisation des échanges puis un développement des possibilités offertes par l’intelligence artificielle ont provoqué des modifications en profondeur des modèles économiques, sociaux et institutionnels.
Après tant d’années, les solutions pour l’après-crise ne sont toujours pas au rendez-vous. Rien n’est stabilisé. Rien n’est résolu sur le fond et cela pour tous les États. En d’autres termes, nous sommes en présence d’un basculement vers un autre modèle, d’une remise en question de nos institutions qui semblent parfois à bout de souffle. La crise de la Covid-19 et celle de la guerre d’Ukraine n’ont fait qu’accélérer ce phénomène. Il faut le souligner, les finances du secteur public occupent dans cette mutation une position centrale.
Ainsi, depuis cinquante ans, et à la différence des années qui ont immédiatement précédé – sauf à épouser tel ou tel préjugé ou idéologie rassurante – les concepts se sont brouillés, les mots n’ayant pas toujours le même sens pour les uns et pour les autres.
Plus encore, des principes et des dispositifs qui s’apparentaient à de véritables tabous sont remis en question face à des défis auxquels il est urgent de répondre. Or, on constate que dans un environnement déjà générateur d’incertitude, les atermoiements et les va-et-vient d’un « prêt-à-penser » à un autre engendrent un surcroît d’incertitude. Il n’existe, autrement dit, aucune boussole véritablement fiable permettant aux décideurs politiques, obligés de naviguer en plein brouillard, de piloter des finances publiques risquant à tous moments de partir à la dérive.
Le monde d’aujourd’hui est un monde d’une extrême fragilité ; il évolue au hasard des connexions d’une extrême diversité d’acteurs et notre modèle de gouvernance financière publique apparaît de plus en plus inadapté. Celui-ci ne peut être réformé qu’en s’inscrivant dans une logique répondant à la complexité et à l’incertitude du contexte actuel :
– À la complexité, en instituant un processus de mise en cohérence des acteurs publics et privés concernés et des décisions des pouvoirs financiers publics dans le cadre d’une institution partenariale permanente2.
– À l’incertitude, en développant une programmation pluriannuelle intégrant l’ensemble des composantes des finances publiques, c’est- à-dire les dépenses et les ressources de l’État, des collectivités locales et de la sécurité sociale.
L’enjeu est d’une extrême difficulté et ne pourra être assumé qu’à la condition de replacer le citoyen au centre du processus de décision du système financier public. Les différentes crises ont donné lieu à des réformes du droit et de la gestion budgétaire qui ont modifié le rapport du citoyen à la gouvernance financière publique ou plutôt qui l’en ont éloigné. Malgré les professions de foi, voire même les législations allant dans le sens d’une démocratisation du dispositif budgétaire, le rôle du citoyen dans le processus de décision est marqué par une ambiguïté laquelle tient à ce que ce processus se trouve inadapté à la complexité des sociétés contemporaines. Surtout, c’est le consentement à l’impôt, son acceptation par le citoyen, autrement dit le cœur du modèle financier public, voire même de la démocratie, qui est victime d’un délitement. En réponse, la légitimité du modèle fiscal, et par conséquent de l’État fiscal, doit être réhabilitée en donnant un sens à l’impôt correspondant aux attentes des citoyens.
Enfin, replacer le citoyen au cœur de la gouvernance financière publique, le réinscrire dans un processus démocratique et finalement dépasser les réactions épidermiques, populistes, suppose de développer une pédagogie des finances publiques. Or malheureusement celle-ci est encore très embryonnaire.
Un courage intellectuel est également indispensable pour la création d’institutions plaçant le citoyen au cœur du pouvoir financier public c’est-à-dire au centre d’une nouvelle gouvernance financière publique. Il s’agit en effet de bâtir une architecture en accord avec les nécessités et les idées d’aujourd’hui sachant intégrer démocratie, compétence, solidarité et liberté.
Michel BOUVIER