Éditorial


Les finances publiques prisonnières d’une société de l’absurde

Dans le champ des finances publiques, et peut-être plus que dans d’autres, on a affaire à des processus particulièrement enchevêtrés au sein desquels interagit une très grande variété d’acteurs et de structures nationaux et internationaux. Les phénomènes financiers publics sont toujours des phénomènes particulièrement complexes ; il faut entendre par là qu’ils sont le produit d’interactions de tous ordres, ce qui les rend très sensibles aux transformations qui s’opèrent au sein des sociétés. Il paraîtrait d’ailleurs étonnant que, situés comme ils le sont au cœur d’un monde en pleine mutation ils demeurent un centre immobile, inaltérable et immuable autour duquel s’organiseraient et se réorganiseraient les institutions. Autrement dit, si d’un côté les finances publiques agissent sur leur environnement elles en sont aussi extrêmement dépendantes.

Or, cet environnement est quelque peu ambigu et frôle même les limites de l’absurde. En effet, s’y côtoient deux visions de l’organisation d’une société aussi intransigeante l’une que l‘autre. Une conception libérale dominante, « main stream », qui par principe estime nécessaire de réduire le rôle de l’État au strict minimum afin de lui substituer le marché. Face à cette approche s’est développée depuis maintenant une vingtaine d’années la conviction que seul l’État serait pertinent pour répondre aux risques engendrés par l’accumulation rapide des menaces qui pèsent sur ses citoyens et leurs institutions.

On ne peut par conséquent ignorer ces discours contradictoires qui se côtoient et qui ne sont pas sans influencer les politiques publiques. Les uns, libéraux, prônent le déclin de la centralité les autres, étatistes parfois jusqu’au « souverainisme », valorisent au contraire un retour vers un modèle politique s’apparentant le plus souvent à celui des « trente glorieuses ». Au final, pour les uns les finances publiques doivent être réduites au minimum voire même supprimées alors que pour les autres elles sont à la remorque des politiques décidées par l’État. Et si l’on tire les conséquences de ces deux attitudes, ou plutôt de ces deux mystiques, c’est au total et contre toute attente une « société contre l’État » qui se dessine du fait d’un affaiblissement généré par un modèle de gouvernance financière publique paradoxal, tiraillé dans des directions contradictoires et du coup complètement déphasé par rapport à son environnement.

C’est ainsi que s’entremêlent des politiques publiques qui procèdent et de l’un et l’autre des points de vue en fonction du moment, selon les caractéristiques des questions qui surgissent. L’intervention financière de l’État, malgré le peu de leviers dont il dispose pour agir, est aujourd’hui à nouveau prise en considération et vue comme une solution aux problèmes rencontrés or en même temps le souci de maîtriser l’évolution des dépenses publiques, voire de les réduire, est posé en objectif. Si bien que soumise à un tel brouillage des idées et des actions, victime d’une sorte de « double-bind », la gouvernance financière publique apparaît désorientée. Elle se présente sous la forme d’atermoiements face aux successions de chocs qui s’accumulent.

Il serait toutefois inexact de penser qu’une « reprise en main » des finances publiques par l’État, aurait pour seule raison la crise des subprimes, celle du Covid-19 ou la guerre en Ukraine. En fait depuis quelques années l’air du temps sur ce point a considérablement changé indépendamment des crises récentes.

Si l’on considère le contexte théorique des années 1980, celui-ci était dominé par un cadre de pensée libérale classique. Dans ce cadre, les dégrèvements, exonérations et suppressions d’impôts relevaient de l’idée qu’un allègement de la fiscalité, principalement pour les entreprises, favorise le développement économique et réduit l’emprise de l’État. Ce point de vue, parfois radicalement antifiscal, largement admis, fut mis en œuvre par les décideurs politiques de très nombreux pays. C’est donc sur la base de cette logique, participant du « consensus de Washington », que s’enracina et s’épanouit une critique sévère de l’État et de la fiscalité3.

Cette conception fut contredite ensuite par une commission inter- nationale créée en 2006, la commission « croissance et développement » présidée par l’économiste Michaël Spence et composée de 21 membres venus d’horizons très divers. En effet, un rapport fut produit le 22 mai 2008 qui conclut que « la croissance indispensable pour faire reculer la pauvreté et assurer un développement durable réclame un État fort ». Ce rapport, qualifié de « contre consensus de Washington », est significatif d’un changement d’orientation qui s’est vérifié depuis d’autant plus qu’il a été d’une certaine façon légitimé par les chocs de toutes sortes qui se sont produits par la suite. Quelques années plus tôt et dans le même ordre d’idées, il faut évoquer le rapport de la commis- sion Picq de 1994 qui concluait qu’« il existe aujourd’hui une très grande demande d’État ». Que ce soit au plan national ou au niveau international les esprits étaient préparés au changement de politique qui allait prendre un caractère spectaculaire avec la crise des subprimes et plus encore avec celles qui ont suivi. Un tel contexte ne peut que remettre en cause un modèle de gouvernance financière publique qui certes a évolué mais qui demeure enraciné dans les mondes des 18e, 19e et 20e siècle.

Ainsi, dès que des crises apparaissent, les regards se tournent immédiatement vers un État central perçu comme une puissance capable de les résoudre. Or en même temps, cette puissance finit par relever d’un imaginaire, celui d’un monde disparu idéalisé, au fur et à mesure que le marché gagne du terrain sur le secteur public et que la mondialisation s’inscrit dans une économie du numérique et menace la fiscalité. Prisonnier de cette image, l’État, confronté à des crises répétées est immédiatement sollicité, il utilise alors les quelques moyens qu’il peut encore actionner, principalement et à court terme, le recours à l’emprunt.

Il faut aussi rappeler que la situation s’avère d’autant plus compliquée pour la France car le modèle français de gestion des finances publiques a, jusqu’à une date relativement récente, contribué à associer presque organiquement le public et le privé, la société civile et l’État, l’économique et le politique. D’autre part, cette action de l’État et des diverses collectivités publiques se prolonge encore et se diffuse, comme par un effet de capillarité, à travers de multiples réseaux et de nombreux relais. Un modèle centré sur une gestion administrée de l’économie a donc été l’idée sur laquelle la France a fonctionné sans discontinuer depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’au milieu des années 1980. Système qui avait ses traits culturels propres, faits de croyances et de modes de raisonnement aussi bien à l’intérieur de l’État que chez les agents économiques eux-mêmes et qu’incarnait le tout-puissant ministère des Finances. Dans tous les États occidentaux, mais sans doute en France plus qu’ailleurs, l’intervention de l’État a été la règle depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. C’est ce système qui, depuis les années 1980 – un peu plus tôt ou un peu plus tard selon les pays – a subi une véritable métamorphose. La fin d’une période de croissance quasi ininterrompue – les Trente Glorieuses –, l’échec des politiques d’inspiration keynésienne de lutte contre la crise, la nécessité de favoriser une allocation des ressources aussi efficace que possible au sein de la société, ont notamment conduit les États à remettre en cause les postulats de leur politique budgétaire et financière. Priorité a été donnée à l’environnement économique sur l’intervention directe, à la production sur la redistribution, à l’incitation sur le dirigisme.

Cette prise de conscience a conduit à une réhabilitation du marché, et à une réévaluation des interventions de l’État. La gestion des finances publiques françaises est par conséquent devenue d’autant plus complexe qu’elle doit prendre en compte deux réalités obéissant à une logique et à des implications contradictoires : le poids de l’État, d’une part, et la transformation de l’environnement économique et financier de l’autre. Cette tension entre un système qui perdure et une société qui change suscite nécessairement des interrogations sur nos modes de gouvernance et sur les concepts que nous utilisons.

Il faut aussi souligner que la crise économique, financière et sociale est quasi permanente depuis la seconde moitié des années 1970 et l’on peut s’étonner que durant tout ce laps de temps aucune solution efficace n’ait jamais été apportée. Ce n’est pas faute que les points de vue – plus ou moins péremptoires – se soient exprimés sur le sujet, des points de vue d’ailleurs souvent repris à l’identique par les générations qui se sont succédé depuis ; les annonces de « sortie de crise » ne se comptant plus et les remèdes préconisés se révélant sans grande efficacité bien que tous marqués paradoxalement au coin d’une culture de la performance. Pour ceux qui ont suivi d’années en années cette longue crise force est de se demander si la question de sa résolution est correctement posée. Il serait déjà plus exact nous semble-t-il de considérer que nous sommes face à une période de transition ce qui permettrait d’appréhender et d’intégrer les divers chocs dans le déroulé d’une logique globale et de mieux en identifier le sens général.

L’une des raisons de cette absence de solution adéquate est aussi liée au fait que depuis les crises des années 1970 et les réponses données par des politiques systématiques de dérégulation, s’est amorcé un processus de déconstruction du modèle financier public et donc de l’État. Cette déconstruction, trop souvent déterminée par le seul objectif de rendre moins coûteuse l’action publique et sans construction d’un nouveau modèle en retour, constitue un obstacle à la cohérence des politiques menées et donc à leur efficacité.

Le modèle actuel de finances publiques, avec ses diverses composantes (finances de l’État, finances sociales, finances locales), s’affronte ainsi à de grosses difficultés sans parvenir à dominer globalement la situation de manière durable malgré l’introduction justifiée de méthodes de gestion adaptées du management de l’entreprise.

Fragilisé et insuffisamment structuré tant d’un point de vue matériel qu’intellectuel, ce modèle ne peut plus jouer le rôle de stabilisateur ou encore d’équilibrage et de rééquilibrage des dysfonctionnements de tous ordres, économiques, politiques ou sociaux. Affaibli par des années d’absence de doctrine claire ainsi que par des réponses récurrentes déterminées soit par les habitudes soit par des préjugés théoriques, il n’est plus en mesure d’y faire face efficacement. Autrement dit, la question centrale est celle de la bonne régulation du système financier public. Il est par conséquent urgent de rebâtir, au-delà de toute idéologie, un modèle financier public en prise avec la réalité du monde contemporain. Il s’agit de conférer un sens nouveau aux finances publiques, un sens déterminé selon une démarche scientifique plurielle. Celle-ci s’avère d’autant plus nécessaire que la multi-rationalité à l’œuvre dans les systèmes sociaux a puissamment contribué à inscrire doute et relativisme dans les interprétations et les décisions et à provoquer une sorte d’engouement pour la technique et la pratique comme seul et unique point d’ancrage apparaissant solide et rassurant. Gaston Jèze, il y a près de trois quarts de siècle mettait déjà en garde contre une telle illusion : « Il ne faut pas cesser de le répéter, écrivait-il, la simple pratique sans connaissance scientifique, c’est l’empirisme et la routine... Ceux qui n’ont pas médité longuement avec la méthode scientifique sur les problèmes financiers sont incapables de diriger les finances publiques d’un État : il leur est matériellement impossible de trouver les solutions des grands problèmes financiers. Ils manquent de hardiesse ; ils s’en tiennent à ce qui existe ; ils s’arrêtent au détail ».

Les réponses au coup par coup qui sont apportées dans l’urgence, l’absence de projet d’ensemble clair, reflètent un mode de pensée par trop analytique, autrement dit un réel déficit de synthèse. S’il n’est pas mis un terme à cette manière de procéder, qui consiste souvent dans un assemblage de solutions sans réelle cohérence, cette situation, qui est révélatrice d’une incapacité à créer de nouvelles institutions, ne peut qu’aller en s’aggravant. Il s’agit par conséquent de stimuler le courage intellectuel des citoyens et de leurs représentants, autrement dit de prendre en considération et favoriser une capacité créatrice propre à inventer un nouveau lien social. Il s’agit, dans un monde global de maîtriser les finances publiques, d’éviter la « faillite » des États afin d’éviter que la solidarité sociale organisée par la collectivité publique en vienne à se réduire à sa plus simple expression, voire à disparaître.

Pour toutes ces raisons, il est urgent et même crucial de définir une doctrine qui soit la base d’un nouveau modèle de gouvernance financière publique s’inscrivant dans un monde en mutation ponctué de chocs successifs de tous ordres, économiques, sociaux, sanitaires, géopolitiques. Sans jamais oublier qu’aujourd’hui, la crise permanente ou quasi permanente est considérée comme faisant partie du mode de fonctionnement normal des États ; ce qui au fond constitue une acceptation sans précédent du principe d’incertitude selon lequel « ce ne sont plus d’abord les situations stables et les permanences qui nous intéressent, mais les évolutions, les crises et les instabilités ». La réussite d’un tel challenge est vitale. Il y va d’un point de vue économique comme d’un point de vue politique et social de la qualité de vie des générations actuelles et futures. Il y va aussi de la souveraineté de l’État.

L’environnement général des finances publiques est bien trop fragile aujourd’hui pour que l’on puisse se satisfaire de procédures de gestion aussi sophistiquées soient-elles. Il n’est pas sérieux, de législatures en législatures, de se borner à reprocher aux décideurs politiques les mêmes travers comme par exemple le gonflement de la dette ou la croissance exponentielle des dépenses publiques. Il n’est pas non plus raisonnable de se contenter de proposer les mêmes recettes lorsque l’on sait qu’elles ne sont pas forcément pertinentes. La conséquence est visible, le citoyen perd confiance, conscient des dangers qui menacent nos sociétés il s’interroge sur les modes de financements qui sont et seront nécessaires pour y faire face. Faudra-t-il augmenter les impôts ou recourir de nouveau à des emprunts massifs ? Ou bien devra-t-on réduire voire supprimer certains services publics ?

Pire encore, le risque est grand pour la survie de la démocratie que ce même citoyen délaisse le champ politique traditionnel, déserte les urnes et trouve refuge dans des mouvements populistes.

Sur le fond la question essentielle à laquelle il est indispensable d’apporter une réponse n’est pas directement ou étroitement financière. Elle porte en réalité prioritairement sur la régulation et la mise en cohérence de l’ensemble très diversifié que forment les pouvoirs financiers publics. Cette diversification reflète celle de la société. C’est pourquoi, au-delà des imprécations ou des égoïsmes corporatistes, l’enjeu majeur est de parvenir à instituer un contrôle systémique, véritable clef pour la reconstruction d’un nouveau modèle de gouvernance financière publique et donc d’un nouvel ordre politique. Il faut le répéter, un tel type d’organisation implique des lieux appropriés de régulation pouvant prendre la forme d’institutions financières paritaires dont la fonction serait de coordonner, voire négocier les politiques financières entre les acteurs concernés.

Michel BOUVIER 

RFFP n°162 - Sommaire

Les finances locales 40 ans après la décentralisation Quelles perspectives ?

RFFP n° 162 – Mai 2023


En hommage au Professeur Marie-Christine Esclassan

Hommage de Laure-Alice Bouvier ..... V

Hommage au Professeur Marie-Christine Esclassan, par Sylvie Mauzen et Jean-Pierre Camby..... IX

Éditorial : Les finances publiques prisonnières d’une société de l’absurde, par Michel Bouvier..... XVII

LES FINANCES LOCALES 40 ANS APRÈS LA DÉCENTRALISATION QUELLES PERSPECTIVES ?

La fiscalité verte : avenir de la fiscalité locale ?, par Céline Viessant ..... 3

Le compte financier unique : au-delà de l’expérimentation quel avenir ?, par Marie-Christine Baranger ..... 13

Penser la différenciation territoriale et financière, par Antoinette Hastings et Laetitia Janicot ..... 23

L’asymétrie des finances locales au Royaume-Uni, par Alexandre Guigue ..... 37

Le droit financier de l’Union européenne, un modèle pour les collectivités territoriales françaises ?, par Corinne Delon Desmoulin ..... 47

Quarante ans de transformations du système financier local, et loin de l’achèvement, par Robert Hertzog ..... 57

• CHRONIQUE DE GOUVERNANCE BUDGÉTAIRE

La séparation des fonctions et la nouvelle responsabilité partagée de l’ordonnateur et du comptable public, par Paul Hernu ..... 79

Le Haut Conseil des Finances Publiques, une institution sans influence ?, par Julien Béal-Long ..... 95 

• CHRONIQUE FISCALE

L’introduction de la notion de « résidence de repli » ou de « résidence d’attache » en droit fiscal français : les réflexions avancent et un texte arrive !, par Simon Daragon ..... 123

Chronique de jurisprudence fiscale (Juillet – Décembre 2022), par Aurélien Baudu, Xavier Cabannes et Julien Martin ..... 133

• CHRONIQUE DE GOUVERNANCE FINANCIÈRE LOCALE

Le verdissement du recours à l’emprunt par les collectivités territoriales, par Éric Portal ..... 153

CHRONIQUE DE GOUVERNANCE FINANCIÈRE PUBLIQUE COMPARÉE

L’éthique dans les finances publiques en Afrique francophone, par Anicet Eyanga Mewolo ..... 169

CHRONIQUE BIBLIOGRAPHIQUE

I. – Compte rendu d’ouvrage, par Jean-Bernard Mattret ..... 191

II. – Vient de paraître ..... 195 

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