Éditorial
L’autonomie financière locale en perdition : une menace pour la décentralisation
Alors qu’elle avait été considérée comme la voie royale pour répondre à la crise économique provoquée par les chocs pétroliers des années 1973 et 1979 l’autonomie financière locale, modèle de gouvernance dans lequel était enracinée la décentralisation, est en perdition. Ce modèle, qui associait autonomie fiscale (impôts spécifiques et vote des taux) et autonomie de gestion (globalisation de dotations et liberté d’utilisation des prêts) fait l’objet d’une menace sérieuse tout au moins dans sa conception initiale. Il avait pourtant été érigé en principe en 2003 par une loi constitutionnelle. Mais ce n’était là qu’une illusion juridique car, à cette époque, l’autonomie financière n’était déjà plus que l’ombre d’elle-même.
En effet, ce modèle ne s’est installé que très provisoirement jusqu’au début des années 1980 pour ensuite progressivement et inexorablement régresser sous les effets des allègements fiscaux qui se sont multipliés à partir de 1982 (dégrèvements, exonérations) et la suppression de deux grands impôts, la taxe professionnelle (2010) et la taxe d’habitation (2018/2023), engendrant une disparition partielle ou quasiment totale de l’autonomie fiscale pour les communes, les départements et les régions.
L’existence d’un principe d’autonomie fiscal, dont la réalité faisait débat, a même été clairement réfutée par une décision du Conseil constitutionnel, en 2009, mettant un terme aux discussions, tout au moins sur le terrain juridique.
Ces suppressions d’impôts et cette décision ont couronné un processus allant dans le sens d’une remontée du pouvoir fiscal vers l’État autrement dit un renforcement de la déterritorialisation et de la centralité de ce pouvoir.
Ainsi, au fil des ans, et en dépit des qualités qui lui étaient autrefois attribuées (dynamisation de la démocratie de proximité, renforcement du consentement à l’impôt), l’autonomie fiscale locale est devenue évanescente avec pour effet une autonomie financière considérablement réduite car amputée d’un élément majeur ce qui affecte nécessairement la décentralisation telle qu’elle avait été instituée par les lois de 1982/1983.
Cette évolution s’est accentuée avec la volonté de faire participer les collectivités territoriales à la soutenabilité des finances publiques car elles font partie d’un ensemble avec l’État et la Sécurité sociale qui doit tendre vers l’équilibre global instauré par le traité de Maastricht (1992). Ce qui explique en partie que l’État, depuis des années, tente d’opérer une ponction sur leurs ressources ou encore de limiter la progression de leurs dépenses de fonctionnement réduisant ainsi leur autonomie de gestion2. Aussi serait-il erroné de voir dans les phases successives de déconstruction de l’autonomie financière locale des phénomènes purement conjoncturels. On doit au contraire les identifier comme des étapes révélatrices d’une évolution structurelle majeure qui a trait à une réorganisation générale de l’État allant à contresens de la décentralisation.
En effet, cette « reprise en main » des finances locales par l’État est le signe d’un essoufflement de la décentralisation accéléré par un « air du temps » qui s’est modifié et s’est clairement exprimé dès le début des années 1990 notamment avec le rapport de la commission Picq (1994) qui concluait qu’« il existe aujourd’hui une très grande demande d’État». Ce rapport est un marqueur d’un changement d’état d’esprit qui, après coup, s’est trouvé une justification dans la nécessité de répondre aux chocs de toutes sortes qui se sont accumulés (subprimes, réchauffement climatique, Covid-19, crise géopolitique...) mettant en évidence avec acuité le problème posé par le financement de leurs conséquences.
C’est dans ce contexte mondialisé, largement plus compliqué que celui des années 1980, que se pose aujourd’hui la question de la capacité du secteur local à faire face aux grands défis de ce monde. Est-il alors encore pertinent de plaider pour une gouvernance financière locale enracinée dans une autonomie fiscale conséquente ? Cette autonomie est-elle devenue anachronique et vouée à disparaître ou bien doit-on plutôt la repenser ? Finalement, peut-on aujourd’hui considérer que les collectivités locales sont, comme dans les années 1980, des institutions aptes à participer, et sous quelles formes, à la résolution de situations de crises multiples et de plus en plus graves ? Là se trouve posée de manière cruciale une question majeure qui doit clairement être évoquée, celle de la décentralisation.
Et l’on est, de fait, conduit à envisager de près et sous un angle nouveau le thème récurrent et essentiel de l’autonomie fiscale des collectivités territoriales. Celle-ci ne peut plus continuer à être analysée et bâtie à travers une grille de pensée au sein de laquelle se mêlent, sans jamais être explicitement identifiés, des points de vue ou des idéologies souvent contradictoires qui ne parviennent plus à l’interpréter de manière cohérente dans le contexte nouveau qui est le sien. Il en résulte des explications inintelligibles pour les citoyens et par voie de conséquence c’est sa légitimité qui est en question et avec elle celle de la pérennité ou de la disparition du contribuable local et, au final, celle de la démocratie locale.
Le sujet est en effet crucial tant il est lié aux représentations et aux constructions qui se sont succédé non seulement depuis que la décentralisation a été instituée mais aussi, bien avant, depuis qu’elle est l’objet de réflexions et de débats. Car si le « local » a pu un temps prendre sa revanche sur le « central », il l’a notamment fait à la faveur de l’essor de son pouvoir fiscal, cet essor a toutefois été stoppé, paradoxalement à partir de la seconde moitié des années 1980, par des mesures visant à alléger la charge pesant sur les contribuables et tout particulièrement sur les entreprises. Ce faisant, la révision constitutionnelle de 2003 qui a pu apparaître comme la marque d’un renouveau de l’autonomie fiscale, n’était déjà plus en mesure d’aller à l’encontre d’un mouvement de fond allant dans le sens d’une perte de substance et de sens du modèle fiscal local.
Elle n’a pas été un coup d’arrêt au processus engagé depuis plusieurs années qui n’a pas cessé de réduire l’autonomie fiscale des collectivités territoriales. Elle est en effet intervenue à un moment où les impôts directs locaux, pour lesquels les collectivités territoriales ont une relative autonomie de décision (vote des taux), disparaissent progressivement du fait des allègements votés par le Parlement.
En effet, le pouvoir fiscal local a connu une sorte d’apogée jusqu’au moment où les dégrèvements et exonérations en matière de fiscalité locale ont commencé à se multiplier. Certes, il a été procédé à des compensations du « manque à gagner » en résultant et c’est alors que l’État a été qualifié de « premier contribuable local ». En réalité et pour être exact il s’est agi d’une substitution du contribuable national au contribuable local menaçant l’autonomie financière locale. En effet, une logique de subventionnement des collectivités territoriales se substitua ainsi à celle d’autonomie du pouvoir fiscal local qui caractérisait le modèle français.
Ces compensations qui se sont progressivement transformées en dotations n’ont pu masquer la décadence de l’autonomie fiscale locale. Une évolution qui s’est confirmée très nettement avec la loi de finances initiale pour 2004 qui a intégré plusieurs compensations au sein d’une dotation particulièrement importante, la dotation globale de fonctionnement marquant ainsi une accélération du processus.
On assiste donc à une disparition de l’impôt local par pans entiers ainsi qu’à une réduction progressive de la matière fiscale aux valeurs foncières qui est passée quasiment inaperçue. Au fil des ans, et en dépit des qualités qui lui étaient autrefois attribuées (dynamisation de la démocratie de proximité, renforcement du consentement à l’impôt), l’autonomie fiscale locale est devenue évanescente avec pour effet une autonomie financière amputée d’un élément majeur engendrant une déstructuration du modèle de gouvernance financière locale. Il s’agit là de l’aboutissement d’une politique qui va dans le sens d’une remontée du pouvoir fiscal vers l’État.
C’est maintenant à nouveaux frais que se pose la question de l’autonomie fiscale locale. Il semble pertinent de soutenir l’idée que désormais l’autonomie financière locale doit être envisagée intégrée au sein d’une gouvernance financière publique entendue d’une façon globale.
On ne peut pas non plus faire abstraction des effets d’une augmentation allant crescendo des dépenses publiques locales, une situation qui ne peut que s’amplifier dans les années à venir. Or, les ressources locales pourraient se révéler insuffisantes à répondre à l’ampleur des besoins à satisfaire ce qui devrait conduire à concevoir un nouveau modèle fiscal, national et local, dans un autre esprit et dans un autre cadre que celui d’aujourd’hui. S’engager dans un tel chantier suppose une réflexion de fond sur une réalité locale qui s’est considérablement transformée.
Toutefois, sans une volonté politique forte il est probable que se poursuive le processus déjà bien installé, mais risqué pour la pérennité des finances locales, de substitution des dotations à l’impôt ou de partage du produit d’un impôt national entre l’État et les collectivités territoriales ce qui est, on le sait, déjà le cas pour la TVA.
Rebâtir l’État des « Trente Glorieuses » relèverait de l’imaginaire tout autant que rejouer le scénario décentralisateur des années 1980. Il est donc urgent d’innover et de changer d’époque, donc de regard au sujet d’une gouvernance des finances locales trop dépendante de celle, très fragile, de l’État et de surcroît sans concertation. Il y va de la survie de la démocratie locale.
Michel BOUVIER