Donner un sens à l’impôt c’est donner un sens au politique(1)
Les enjeux contemporains que soulève la fiscalité sont intimement liés aux transformations de tous ordres qui sont à l’œuvre dans les sociétés. Parmi eux le consentement à l’impôt est un enjeu de tout premier plan. Or cet enjeu est d’autant plus malaisé à résoudre qu’il n’existe pas de représentation cohérente du fonctionnement social.
De nos jours en effet, l’indécision, l’incertitude(2) dominent dans une vision à la fois éclatée et interrelationnelle d’un univers dont il apparaît difficile de maîtriser le sens et la direction. La complexité sociale semble interdire la conception de tout projet d’envergure et ramener toute innovation ou réflexion à des niveaux limités et étroits, de sorte que seuls des micro-changements paraissent envisageables.
Dans un tel contexte, la fiscalité peut finir par apparaître totalement ingérable comme semblent le suggérer les hésitations qui se révèlent aujourd’hui tant du côté des acteurs politiques que des praticiens ou théoriciens sur des sujets aussi divers que la capacité contributive, la progressivité, l’égalité, la pertinence de la restauration de l’Impôt de solidarité sur la fortune, etc., ou encore la justice fiscale.
D’un autre côté, si la réforme de l’impôt peut apparaître chimérique au regard des innombrables projets qui ont jalonné l’histoire de la fiscalité sans jamais parvenir à se concrétiser, elle est maintenant, chacun en convient, une nécessité. En effet, les mutations à l’œuvre dans le monde actuel, sous la poussée des crises économiques et financières successives, de la montée en puissance de la globalisation, du développement de l’intelligence artificielle, des inégalités sociales qui se creusent, engendrent une remise en question du consentement de l’impôt et de la justice fiscale qu’il est vital pour la démocratie et le bien-être des populations de prendre au sérieux. La fiscalité ne peut plus continuer à être analysée et bâtie à travers une grille de pensée au sein de laquelle se mêlent, sans jamais être explicitement identifiés, des points de vue ou des idéologies souvent contradictoires qui ne parviennent plus à interpréter de manière cohérente l’impôt et sa réforme dans le contexte nouveau qui est le leur. Il en résulte des explications inintelligibles pour les citoyens et par voie de conséquence c’est sa légitimité qui est en question.
Il ne s’agit plus par ailleurs de « bricoler » des mesures sans cohérence en réaction soit à des questions techniques, soit à des problèmes sociaux ou économiques ponctuels, soit encore à des rejets affirmés de telle ou de telle disposition, soit enfin à des pressions exercées par tel ou tel groupe organisé. Ces mesures sont souvent malheureuses, car elles aboutissent à complexifier et rendre plus opaque le système fiscal. Sans compter que leurs effets, lorsqu’ils se font sentir, ne correspondent souvent plus à une situation qui a déjà changé. La cause tient à ce qu’elles sont trop souvent le fruit d’une volonté malhabile de mettre l’impôt en adéquation avec un environnement mobile et complexe, sans que celui-ci ait été suffisamment analysé et conceptualisé. C’est pourquoi il semble crucial aujourd’hui d’œuvrer à la construction d’une conception positive de la fiscalité et de réduire l’écart entre la fiscalité et son environnement économique, politique et social. Il ne s’agit pas de proposer la énième suppression, modification ou création de tel ou tel prélèvement mais de s’arrêter sur le sens de l’impôt et de la justice fiscale et sur ce qui fait que l’on consent ou non à s’en acquitter. Estimer qu’une telle approche est inutile car loin des réalités concrètes serait assurément une conclusion hâtive.
Les contextes comme les institutions ont toujours besoin d’être rendus intelligibles et par conséquent interprétés. Les faits ne restent jamais « bruts », ils sont toujours perçus et analysés à travers un cadre conceptuel plus ou moins consciemment identifié. La fiscalité ne saurait échapper à ce processus qui conjugue le besoin de comprendre et d’expliquer avec le souci d’agir. Il convient de résister aux pressions d’un environnement général qui fait prédominer une approche technicienne ou/et par trop idéologique, de l’impôt. Il faut le dire avec force : dans la société d’aujourd’hui, conceptualiser, penser les systèmes fiscaux s’avère plus que jamais hautement opérationnel.
Il est donc essentiel de mettre en évidence l’environnement et les défis cruciaux auxquels l’impôt est confronté, de nous interroger sur l’avenir de sa légitimité, voire même sa pérennité, et par conséquent sur le futur de la chose publique, de nos institutions, de notre démocratie. Il est bon de rappeler que c’est sur la base du pouvoir d’imposer que s’est construit l’État. C’est pourquoi, au risque de surprendre, ce qui est finalement en jeu est de réinventer le politique.
Michel BOUVIER
1. Extraits de Bouvier M., L’impôt sans le citoyen ?, LGDJ-Lextenso, 2019.
2. Cf. Bouvier M., « Prévision et programmation pluriannuelle dans un contexte d’incertitude », in RFFP 1992, no 39.