Éditorial
Quelle légitimité de la dépense publique ?
À travers certains points de vue qui s’expriment ici ou là, on peut
parfois déceler dans l’air du temps une sorte de nostalgie d’un État providence
aux larges pouvoirs en matière économique et sociale tel
qu’il a pu exister dans la France de l’après-Seconde Guerre mondiale
jusqu’aux années 1980. Une telle attitude peut étonner a priori tant cet
État s’est métamorphosé et a perdu de ses instruments d’actions depuis
quarante ans. L’étonnement peut sembler d’autant plus fondé que
depuis la fin des années 1970 le secteur public a subi une considérable
métamorphose et que la longue période de libéralisation qui a suivi
amène à penser qu’un retour en arrière est peu vraisemblable. Cette
métamorphose de l’État est du reste particulièrement lisible dans les
mutations qu’a connues le système financier public tout au long de
ces années, c’est-à-dire depuis la fin d’une période de croissance quasi
ininterrompue (« les Trente Glorieuses ») et l’entrée dans une crise de
l’économie devant laquelle les mesures d’inspiration keynésienne se
sont avérées impuissantes.
L’étonnement peut être d’autant plus fort que depuis plusieurs
années on observe le développement d’une culture gestionnaire
irriguant l’ensemble du secteur public et conditionnant la recherche de
la soutenabilité des finances publiques. Cette culture gestionnaire n’a
fait que s’épanouir tout au long de ces dernières années, en ayant été
renforcée par la nécessité d’affronter une succession de crises.
Néanmoins, pendant tout ce temps, une question fondamentale a
ressurgi et n’a pas cessé de préoccuper les esprits, celle de la légitimité
des dépenses publiques. Cette question est aussi centrale que celle du
consentement à l’impôt et les fondements de leur légitimité sont les
mêmes. Ils sont politiques. Ce sont en effet les représentants élus des
citoyens qui sont désignés comme les décideurs ultimes en matière
budgétaire. Ils sont aussi sociologiques car ils procèdent de l’importance
qui leur est accordée au regard de la justice sociale et de la qualité des
services rendus aux populations. Ils sont aussi gestionnaires car liés à
l’efficacité et à la performance de l’utilisation des crédits qui leur sont
consacrés.
Cette question est d’autant plus cruciale que, quelle que soit la
valeur des arguments invoqués, s’est exprimée ces six derniers mois
en France, dans le cadre d’une contestation portée par le mouvement
qualifié de « gilets jaunes », une revendication paradoxale réclamant
moins d’impôts et plus de services publics, et donc plus de dépenses.
Le paradoxe est encore amplifié par le fait qu’en réaction aux
débordements d’un État excessivement interventionniste une image
très négative de la dépense publique a pu finalement s’imposer comme
un point de vue pertinent et fondé, et ce parallèlement à la thèse de
l’inefficacité, voire même de la nuisance d’un État « gaspilleur » ou
piètre gestionnaire des deniers publics. En même temps, c’est le regard
porté par les citoyens sur les dépenses et les recettes publiques qui
s’est modifié. L’argent se faisant rare ils se montrent indéniablement
plus réceptifs à la question du contrôle des deniers publics, plus
intéressés qu’autrefois par l’usage qui en est fait, plus sensibles donc
au thème de la maîtrise de la dépense et à son corollaire, l’utilisation
des prélèvements obligatoires.
Il faut également relever que les finances publiques contemporaines,
nées des crises et de l’évolution de la demande sociale, se caractérisent
par un changement de dimension qui a transformé leurs rapports avec
l’économie générale. L’État, ou plutôt l’ensemble des collectivités
publiques, influe directement et massivement sur l’efficacité de notre
économie, sur la structure des biens mis à notre disposition, et sur la
répartition des richesses1. Ce changement de dimension des finances
publiques, dû à une progression constante de la consommation et de
la redistribution collectives, s’est traduit à l’époque contemporaine
par deux phénomènes nécessairement liés : la croissance continue des
dépenses publiques et des prélèvements obligatoires.
Sans pour autant négliger l’indispensable recherche d’un équilibre
budgétaire, l’impératif de gestion rationnelle des fonds publics et la
nécessaire maîtrise des dépenses publiques, il faut toutefois nuancer la
critique qui est faite à l’égard de ces dernières. En effet, on ne peut pas
par exemple souscrire à l’idée que les politiques volontaristes menées
dans les années 1960 en matière d’aménagement du territoire, auraient
été au mieux inutiles, au pire néfastes. Ajoutons que le rôle productif
de certaines catégories de dépenses publiques a été mis en évidence
notamment par les théories de la croissance endogène. En effet, un
surplus de dépenses publiques peut, dans des secteurs stratégiques,
contribuer à améliorer la productivité des entreprises. Sans revenir à
une politique d’investissements publics tous azimuts, il est relevé que
si certaines dépenses peuvent freiner la compétitivité, d’autres peuvent
au contraire la stimuler. Robert Barro a par exemple mis en évidence
depuis longtemps une corrélation entre la progression des dépenses
d’éducation et le taux de croissance du PIB2.
Mais cette rentabilité différée de la dépense publique est difficile
à mesurer, puisqu’elle résulte d’effets favorables qui sont exercés sur
les autres agents économiques. Il faut encore noter que l’orthodoxie
économique conduit à oublier qu’il est « peut-être hasardeux de
limiter certains postes du budget de l’État, surtout lorsqu’il s’agit
d’infrastructures utiles au développement de l’économie ».3
On peut ainsi raisonnablement estimer que s’il convient de pratiquer
des interventions publiques avec doigté, il n’est pas forcément judicieux
de les rejeter sur le principe, surtout à un moment où demeurent de
très importants problèmes économiques et sociaux. Porter un jugement
absolument négatif sur les politiques interventionnistes est assurément
excessif, tout autant que de plaider pour un désengagement total au
profit du marché économique. Une réhabilitation, raisonnée, de la
dépense publique en vue de réaliser les réformes indispensables au
développement économique et social s’avère cruciale pour l’avenir à
peine de voir se développer des problèmes, principalement sociaux,
susceptibles de rejaillir sur la vie économique et politique. Comme
l’estime avec pertinence Jean Pisani-Ferry, « la bonne stratégie, ce
n’est donc ni de financer à crédit dépenses et baisses d’impôts… ni
de sacrifier les réformes à la réduction des déficits. C’est d’appuyer
des transformations porteuses d’amélioration pérennes, pour accroître
le niveau d’emploi, améliorer la productivité, innover, accélérer
et accompagner la transition écologique, et construire, à l’âge du
numérique, un service public plus efficace et plus agile »4.
Certes, l’évolution des dépenses publiques est quantitative : le poids
financier de l’État et de ses composantes par rapport au PIB a, on le
sait, considérablement augmenté. Mais elle a également des aspects
qualitatifs, tout aussi essentiels. Ce n’est pas seulement le volume des
flux financiers publics qui s’est accru, mais c’est aussi leur contenu,
la nature des décisions dont ils font l’objet, et la façon dont ils sont
mis en oeuvre qui ont subi de profondes transformations. Celles-ci
conduisent à remettre en cause des notions traditionnelles dont les
contours deviennent plus flous, comme celle de dépense publique qui
suscite par exemple des problématiques nouvelles, notamment celle
relative aux dépenses d’avenir.
On le sait, la connaissance, le savoir, la capacité de créer, d’inventer,
font partie au sein de la société « cognitive »5 qui est maintenant la
nôtre, des éléments moteurs de la croissance économique. On considère
aujourd’hui que dans ces domaines ces dépenses sont cruciales pour le
développement futur d’un pays. Elles doivent être considérées comme
des investissements stratégiques et cela pour leur totalité, y compris
en ce qui concerne celles classées en fonctionnement, comme, par
exemple, les salaires des chercheurs.
La France a pris la mesure de l’enjeu majeur que représentent
ces dépenses. L’État a institué depuis 2010 un programme qualifié
de Programme investissements d’avenir. Celui-ci a pour objectif de
renforcer l’investissement dans des secteurs prioritaires – enseignement
supérieur et recherche, industries et PME, développement durable,
économie numérique, santé et biotechnologies, valorisation de
la recherche et transfert au monde économique. Un Grand plan
d’investissement a été mis en place à l’automne 2017 pour 2018/2022.
Il comporte quatre priorités : neutralité carbone, accès à l’emploi,
compétitivité par l’innovation, État numérique. Ces actions sont placées
sous la responsabilité du Secrétariat général pour l’investissement. Il a
également été créé un Fonds d’accélération des start-up dans le cadre
de la loi de finances initiale pour 2019.
Permettons-nous encore d’insister sur un point qui nous semble essentiel.
On peut le constater, outre le domaine artistique, les innovations, la création
sont réelles pour ce qui est des techniques, mais le retard est parfaitement
visible en ce qui concerne les institutions publiques, l’organisation du lien
social. Nous pratiquons encore des dispositifs politiques, administratifs,
fiscaux, etc. d’un autre âge. Nous nous les représentons également avec le
regard d’une époque révolue ou quasi-révolue.
Nous ne sommes toujours pas parvenus à résoudre une question
clef, celle relative à la fonction que doit avoir l’État, ou encore celle
des rapports entre l’économique, le social et le politique, et depuis des
dizaines d’années l’on ne fait que tâtonner sur le sujet. Face à la première
grande crise du xxe siècle, celle de 1929, la réaction immédiate a été de
poser l’État et son action financière comme la solution. Ensuite, après
des décennies de succès, l’État a été regardé comme la cause évidente
de la crise de la seconde moitié des années 1970. Puis, l’intervention
de l’État, malgré le peu de leviers dont il disposait pour agir, a de
nouveau été prise en considération et vue comme une solution aux
problèmes rencontrés lors de la crise des subprimes. Les analyses
depuis des décennies n’ont de cesse d’appréhender l’État comme un
acteur économique, soit de manière positive, soit de manière négative,
mais jamais comme un acteur politique à part entière. En réalité tout
autant que la crise d’un modèle économique souvent évoquée, c’est
aussi face à la crise d’un modèle politique que nous nous trouvons.
Autrement dit, l’économique et le politique n’ont toujours pas trouvé
un mode de relation ou plutôt d’intégration de leurs singularités respectives.
C’est donc à la crise d’un modèle politique à laquelle nous
assistons. De fait, tout se passe comme si les pensées politiques et les
pensées économiques n’avaient pas réussi à se dégager des dogmes
et des a priori idéologiques du xviiie et du xixe. D’un autre côté,
les prémisses de profonds changements dans les relations État/marché
sont bien présentes et le système qu’elles forment est bien différent des
imaginaires keynésien ou libéral classique. C’est en effet un modèle
politique nouveau qui est déjà là. Il est susceptible de s’épanouir au
travers notamment d’une nouvelle gouvernance financière publique
dont la recherche et la construction ne demanderaient qu’à s’inscrire
dans un programme d’avenir. Encore faudrait-il reconnaître l’urgence
et l’importance d’un tel investissement pour le futur de nos sociétés. Un
fossé se creuse entre développement technologique et développement
institutionnel qui pourrait être fatal pour la démocratie, l’économie et
le bien-être des populations.